Femmes et politique

Femmes et politique
Par Karim Bordeau

Je  vais retracer à grands traits quel a été le cheminement logique quant à notre travail de lecture dont le film de Paul Newman, De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites, a été la source.

Le premier temps logique  : politique, discours et féminisation

Nous avons exploré dans un premier temps ce que Lacan a défini comme étant la disjonction du savoir et du pouvoir(1), et des implications que cette disjonction opère quant au politique. La montée du savoir mathématique fait que le pouvoir change d’axe et de place, devient plus obscur et difficile à cerner : pouvoir des chiffres et des algorithmes aujourd’hui. Rappelons ici un autre dit pour saisir plus finement cette articulation : « L’inconscient c’est la politique. Je veux dire, dit Lacan, que ce qui lie les hommes entre eux, ce qui les oppose, est précisément à motiver de ce dont nous essayons pour l’instant d’articuler la logique »(2). Il ne s’agit pas ici d’un inconscient des profondeurs ou d’un inconscient collectif, mais d’une logique des discours qui lie les êtres parlants dans un lien social. Ce lien social est donc impliqué par le langage et les discours subséquents. Ce ne sont pas les idées qui opposent les hommes, mais des discours supportés par une écriture, soit une structure où la fonction de la lettre devient fondamentale.

Selon Lacan la lettre du discours de la science « féminise »(3) le sujet et nous fait « objet », qu’on le veuille ou non : cette  féminisation veut dire que quelque chose échappe à ces  discours, qu’il y a un point innommable qui ne se spécifie ni comme valeur d’usage ni comme valeur d’échange, ni par ailleurs comme point de vérité. C’est le petit a comme plus-de-jouir. C’est là le noeud qui disqualifie toute idéologie. Le film le montre d’une façon subtile à travers le portrait de plusieurs femmes, chacune prise dans une logique de discours, mais avec un point d’échappée qui ne s’attrape pas comme sens ou vérité.

C’est la logique des discours qui précipite en effet un lien social, non l’inverse ; Freud le dit d’une certaine façon quand il pose, on en sait trop comment, un refoulement originaire, un trou dans le symbolique à partir de quoi le lien social se tisse, mais pas sans malaises ou symptômes. L’Autre, comme lieu de la parole ou de la vérité, « c’est le corps », lieu des affects et des effets de discours. L’Autre de ce fait c’est l’ensemble de ces corps pris dans un lien que le langage précipite comme structure. Ce qui ne veut pas dire que l’Autre existe comme « tout ». Il s’agit plutôt d’un lieu évanouissant, vide de garantie : l’Un est tout seul et ne fait pas rapport avec l’Autre.

La démocratie a donc comme principe fondamental : les droits du corps parlant, comme  Jean-Caude Milner le démontre dans son livre Relire la Révolution. Une autre formule lacanienne — très importante me semble t-il  — a été à cet égard remise sur le métier. Elle fait vaciller un pilier freudien, la fameuse « pulsion épistémologique » : « L’inconscient, ce n’est pas que l’être pense […] — l’inconscient c’est que l’être en parlant jouisse, et, j’ajoute, ne veuille rien en savoir de plus. J’ajoute que cela veut dire — ne rien en savoir du tout »(4)C’est à dire que les effets de la parole ne constituent pas un savoir disons dans le « discours courant », mais que c’est dans une expérience analytique qu’un savoir sur ces effets se constitue, les remaniant d’une certaine façon. Le savoir qui s’y dépose est d’une autre structure que celui de la science ; l’effet qui s’en suit alors n’est pas celui d’une recherche effrénée du plus-de-jouir qui, quant à elle, est une conséquence du langage et de ses appareils de jouissance.

Deuxième temps logique : jouissance et  appareils du langage

Rappelons un dit fondamental de Lacan s’appuyant sur la logique stoïcienne de l’implication matérielle : « La jouissance donc, comment allons-nous exprimer ce qu’il ne faudrait pas à son propos, sinon par ceci  — s’il y en avait une autre que la jouissance phallique, il ne faudrait pas que ce soit celle-là. »(5) Dans La logique du fantasme Lacan situait en effet la jouissance phallique comme hors-corps ; s’en déduit une subversion de la dialectique du maître et de l’esclave,  ⎯ laquelle est selon Hegel au fondement du politique et du lien social, l’un (le maître) devant risquer sa vie, et l’autre refuser de s’affronter à la mort, au maître absolu ⎯,  et une conception nouvelle de celui-ci : L’esclave jouit de mettre à la disposition du maître son corps(6). Ce corps « perdu » de l’esclave répond donc d’un réel de la jouissance dont l’opacité aujourd’hui est patente.

Les maîtres-mots du discours s’accointent aux commandements du Surmoi dont Freud a bien repéré sa fonction de pousse-à-jouir : la société, certains idéaux qu’elle véhicule, sont d’un poids, dit Freud, parfois trop lourd pour les sujets. Pour Freud, ce sont les interdits édictés par la fonction du père et ses multiples versions qui sont aux commandes et qui viennent ainsi à structurer la jouissance : d’où transgression, forçage, compromis, etc. pour récupérer l’objet perdu. Lacan opèrera un renversement non pas dialectique, mais topologique, qui situera la jouissance autrement.

Troisième temps logique :   Le lien social et le pas-tout de la jouissance féminine

Dans le chapitre V du Séminaire Encore, intitulé « Aristote et Freud » : L’Autre satisfaction, dont Jacques-Alain Miller a dégagé de façon très précise les enjeux politiques, cliniques et éthiques dans son Séminaire La fuite du sens(7), « La réalité sociale » est définie en effet comme étant « abordée par les appareils de la jouissance »(8), les appareils étant ceux du langage où se véhiculent  entre autres choses l’usage des mots et des universaux (le Bien, le Vrai, le Beau, etc.) qui supporteraient ce qui est visé alors comme la bonne satisfaction, celle qui faudrait : « Tous les besoins de l’être parlant sont contaminés par le fait d’être impliqués dans une autre satisfaction  — soulignez ces trois mots — à quoi il peuvent faire défaut »(9). Cette autre satisfaction se situe donc au niveau de l’inconscient, comme Freud l’a montré incidemment dans son livre sur le Witz, quand il articule logiquement le plus-de-jouir produit dans un trait d’esprit. Pour Freud un trait d’esprit et la jouissance qu’il induit comme plus-de-plaisir supposent qu’un lien social soit constitué. Pas de Witz hors lien social : tout le livre de Freud le démontre. Il y faut donc les appareils du langage. Mais pour Freud le roc de la  castration fait limite, c’est à dire que le plaisir en jeu est toujours plus ou moins « coupable » ou suppose la barrière d’une censure qualifiée à l’occasion de sociale : on est coincé par la loi du père supportant celle-ci. Lacan subvertit ce schéma freudien, montrant la prévalence de la mère en tant qu’elle parle : « Il ne s’agit pas seulement de parler des interdits, mais simplement d’une dominance de la femme en tant que mère, mère qui dit, mère à qui l’on demande, mère qui ordonne, et qui institue du même coup la dépendance du petit homme »(10). « L’intrusion dans le politique ne peut se faire qu’à reconnaître qu’il n’y a de discours […] que de la jouissance, tout au moins quand on espère le travail de la vérité »(11).

Ces formules lacaniennes que je viens de citer impliquent de situer autrement cette dimension de la culpabilité dont Freud a montré qu’elle pouvait être inconsciente et avoir de ce fait des incidences ravageantes. La jouissance, son réel, répond d’une autre logique, liée à une topologie nouant écriture et parole, celle du coincement propre à la nodalité liant les éléments dans leur matérialité comme « substance jouissante »(12). Du point de vue de la réalité, de « La théorie des fictions » ( Bentham), des discours établis, la jouissance phallique impliquée par le langage est toujours celle qu’il ne faudrait pas, faute de l’autre jouissance, féminine, qui n’est pas — entendons, qui n’est pas de l’ordre des universaux accointée à l’éthique des biens et de la juste distribution de la jouissance ; c’est la façon mâle de rater le rapport sexuel, et ça fait rire à l’occasion… : « L’univers, c’est là où, de dire, tout réussit. […] — réussit à faire rater le rapport sexuel, de la façon mâle »(13) : « Le ratage, c’est l’objet »(14). L’univers, c’est l’univers du discours qui ferait totalité, où les mots seraient univoques, bien à leur place.

On est donc coupable de céder sur son désir dans la mesure où ce désir s’accointerait à la jouissance qu’il faudrait, la bonne. Quant à la jouissance féminine, en effet, c’est d’une autre logique dont il s’agit, celle du pas-tout où se nouent la contingence de l’infini cantorien et l’impossible inscription d’un terme niant la fonction phallique. C’est à dire que la jouissance féminine ne fait pas univers de discours, « dérange » l’ordre social dont l’horizon est toujours plus ou moins la réalisation d’une unité fantasmatique venant à la place de l’Autre qui n’existe pas : Marcel Gauchet le démontre incidemment  dans ses livres sur « l’avènement de la démocratie ». L’infini cantorien, contemporain de l’inconscient de Freud, c’est précisément le surgissement d’un quelque chose qui n’a pas d’ordre, qui se présente comme « sans raison », qui ne participe d’aucune logique attributive. Ce qui n’est pas une version du père ou de l’exception qui aurait échappé à la castration de jouissance, la fondant ou la consacrant comme telle. C’est à cette faille que nous a conduit le film de P. Newman.

(1) Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 295.

(2) Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », 10 mai 1967, Inédit.

(3) Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la,psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p.186.

(4) Lacan J, Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil,1975, p. 95.

(5) Ibid., p.56.

(6) Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la,psychanalyse,  op.cit., p.102.

(7) Miller J-A.,  « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçons des 17, 31 janvier 1996 et des 7 et 14 février 1996, inédit.

(8) Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 52.

(9) Ibid., p. 49.

(10) Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 89.

(11) Ibid.,  p. 90.

(12) Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit, p.101.

(13) Ibid., p. 53.

(14) Ibid., p. 55.