Vecteur Psynéma
Oh belle cité ! Dis-moi ton nom !
Notre dernière séance de travail a consisté pour l’essentiel à serrer de plus près le nœud : plaisir-bonheur-utopie. Nous avons déchiffré à cet effet quelques passages du célèbre livre de Thomas More intitulé L’Utopie, et aussi des parties du texte du dialogue platonicien La République.
Laure de Bortoli et Elisabetta Milan nous ont fort bien montré en quoi l’utopie à la More est nouée à un « rejet », ou du moins une certaine forme de négation, des déterminations historiques, lequel rejet est coextensif à une dialectique du plaisir et de la jouissance qui n’est pas sans rappeler ce que formule Platon dans son dialogue La République, notamment dans le livre IX où on aperçoit très bien que la cité qu’imagine Platon n’est pensable pour celui-ci que si elle écarte du jeu politique les jouissances dérangeantes. Il imagine à l’occasion sa cité idéale comme un corps en harmonie avec l’univers du discours… L’Utopie de More est tramée elle aussi d’une logique qui exclut une jouissance, – celle précisément « qu’il ne faut pas » -, dans la mesure où cette jouissance vient troubler le bel ordre de l’Île d’Utopie. Difficile ici de ne pas penser à ce que formule Lacan dans son Séminaire Encore quant à la jouissance phallique et son « au-delà » du pas-tout de la jouissance féminine : « Si il y avait une autre jouissance que la jouissance phallique, il ne faudrait pas que ce soit celle-là. »(1)
La triade du corps, de l’âme et de la justice est nouée dans La République de Platon à la façon d’un nœud de trèfle liant le réel, le symbolique et l’imaginaire. En effet, ce dialogue a son terme étrange dans l’évocation spectaculaire et grandiose du fameux mythe d’Er, où il est question de la mémoire, de la réminiscence et de la Justice des dieux, avec cette idée d’une nécessaire immortalité non pas du corps mais de l’âme ; le christianisme s’emparera de ça d’une certaine façon dans la perspective du Jugement dernier, mais avec l’idée d’une résurrection des corps…
Comme on le sait le terme d’εἶδος (Eidos, Idée) est un terme chez Platon fondamental. À l’occasion de la sortie d’un texte (qui a fait date) du logicien Kripke(2) portant sur la nomination et la nécessité (dont Jacques-Alain Miller a fait grand état dans son séminaire(3)), Lacan revient sur l’Idée de Platon en des termes étonnants qu’il faut retenir : « Il y avait un nommé Platon qui s’est rendu compte qu’il fallait le tiers terme, le troisième terme de l’Idée, de l’εἶδος, qui est quand même un très bon mot grec pour traduire ce que j’appelle l’Imaginaire, parce que ça veut dire l’image. Il a très bien vu que sans l’εἶδος il n’y avait aucune chance que les noms collent aux choses… L’Idée faisait pour lui la consistance du réel. »(4)
Quoiqu’il en soit la question du juste rapport qui s’écrirait, disons entre les mots et les choses, est au fondement de la République de Platon, avec tout que cela implique quant au dressage ou l’éducation des corps parlants dérangés par les jouissances… Quand Lacan formule : il n’y a pas de rapport sexuel qui puisse s’écrire, sans doute a-t-il en tête, entre autres textes, ceux de Platon qui rêve en effet d’une cité (un lieu de nulle part comme il le formule lui-même) où il y aurait du rapport : « C’est bien pourquoi Platon, qui croyait à l’éternité de tous les rapports idéiques, fait une Politeia idéale où tous les enfants sont en commun. À partir de ce moment-là, vous êtes sûrs que ce dont il s’agit, c’est à proprement parler de centrer la société sur ce qu’il en est de la production sexuelle.» (5)Le mythe d’Er en est en quelque sorte l’étoffe ; le fait en effet que Platon soit contraint de passer à l’écriture d’un mythe, – au terme d’un long chemin censé donner les fondements de la cité idéale où le mariage par ailleurs a une fonction tout à fait particulière -, est significative d’un point de butée logique, comme certains commentateurs de Platon ont pu le souligner à l’occasion. Le Mythe de la Caverne, qui ouvre le livre VII de La République, est à cet égard lui aussi paradigmatique et quelque peu étrange… Karim Bordeau
(1)Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Editions du Seuil, Paris, 1973, p.56.
(2) Kripke S., La logique des noms propres, Editions de minuit, Paris, 1995.
(3) Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 7 mars 2001, inédit.
(4) Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « RSI », leçon du 11 mars 1975, inédit.
(5) Lacan J, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Editions du Seuil, Paris, 2006, p.215.