Le corps, pas sans la psychanalyse…
Qui (me) parle ?
par Marc Rumen-Doucoure
Avoir un assistant ? Parfait : quelqu’un va m’aider à réaliser certaines tâches …. Pas tout à fait ! De nos jours un assistant n’est plus à tout coup une personne, mais souvent un logiciel. Il s’agit des « assistants vocaux », ces boîtes pleines de technologie, auxquelles il faut parler pour les faire fonctionner. Leur nom anglais n’est pas banal : « smartspeakers », que nous pouvons traduire littéralement par : parleurs intelligents. Si nous ne parlons plus d’intelligence uniquement pour les êtres humains, il reste évident que la parole est le propre du sujet. Quel est donc ce « parleur » ? Qui me parle ? À qui je parle ?
Que signifie d’utiliser notre voix, non plus à des fins de communication, puisque cela se définit comme l’action d’établir une relation avec autrui, mais à des fins d’interaction – définissant l’influence réciproque de deux entités, même si l’une d’elles peut être un sujet parlant ? Nous passons de la relation avec un autre, à l’influence entre un sujet et un objet technologique. Cet objet reste une boîte, même si elle semble avoir une « voix » et semble répondre. Mais il ne peut y avoir de voix sans corps : Lacan avance que la dimension vocale est ce « dans quoi plonge corporellement la possibilité de cette dimension émissible »(1), elle ne peut être mise en jeu qu’à pouvoir impacter, plonger dans un autre corps. Ceux qui mettent ces « assistants » sur le marché les présentent comme parlants, puisqu’ils émettent des sons où nous pouvons reconnaître des mots, et semblent répondre à ce que nous leur disons.
L’assistant vocal de Google, pour être mis en fonction, doit être interpelé d’un : « Dis Google ». Pour autant il ne peut ni dire ni parler. Pour preuve, les nombreux bugs et «incompréhensions » de cet objet, conséquences des impossibilités à décoder ce qu’un sujet peut dire. Quand bien même un sujet parle à cet objet, l’assistant vocal n’est pas en mesure d’articuler ce que ses micros captent : il ne comprend pas certains accents, certaines intonations, et encore moins les blagues ou la poésie. Il n’a pas accès au signifiant. Dans ce cas, pourquoi un sujet parle–t-il – mais est-ce de la parole, si ces mots ne sont pas adressés à un autre – à cette boîte ?
Le sujet parle (utilisons ce mot faute de mieux) à l’assistant vocal pour lui demander d’accomplir des tâches, ou de les faire faire. Il a une parole injonctive, celle qui donne des ordres, qui contient les mots qui dirigent et vont être captés par l’objet technologique pour passer de l’état de veille à celui de fonctionnement, voire d’action. Cela n’est pas sans faire écho à ce que Lacan développe au sujet de la voix de l’Autre, trésors des signifiants, qui projette sa voix dans le sujet en devenir pour en modeler le vide (2). La voix de l’Autre « c’est la voix en tant qu’elle réclame obéissance ou conviction »(3). Or ici, par ses mots, le sujet provoque l’activation de tout un système technologique qui pourra avoir des effets dans la réalité : les mots destinés à cette boîte peuvent permettre au sujet de se faire livrer une vraie pizza, par une vraie personne et même de lui ouvrir la porte. Le sujet est obéi. Mais contrairement à la voix de l’Autre qui laisse une trace sur un sujet, ce sujet qui « parle » à sa boîte ne laisse qu’une trace de ses habitudes de consommations qui ne serviront ni à lui ni à la boîte, mais au marché.
Que penser en termes de relation de sujet, lorsqu’il s’agit d’interaction ? Où se trouve le corps par rapport à cette boîte ? Il est tout de même particulier de se mettre en position d’obtenir une aide d’un objet, évacuant ainsi l’autre – également nommé assistant – probablement davantage en capacité d’aider, mais qui encombrerait le sujet de ses désirs, de ses demandes, de sa voix, de son corps en somme. N’est-ce pas le corps de l’autre, et ce qu’il charrie d’embrouilles, que l’on tente de maintenir à distance ? Fantasme s’il en est : la toute-puissance, le phallus, sans le recours à l’autre et à son corps. Car si l’autre permet l’accès au phallus, ce n’est qu’au prix de l’aliénation.
Cette boîte pleine de technologie semble tenir son succès du fait qu’elle permet l’illusion de l’élision de l’autre, sans que le sujet n’ait à assumer ce fantasme. Pour renforcer l’illusion la boîte peut être personnifiée, quoiqu’inanimée. Ceux qui les vendent les nomment Siri, Alexa, … et pour les faire fonctionner, il faut les appeler par leurs prénoms ; ils tentent d’obtenir une prosodie similaire à la nôtre ce qui, pour un objet qui n’articule pas de signifiants, est impossible.
Cette personnification renforce l’impression de pouvoir parler en confiance et en sécurité, l’autre dont il faut se méfier a été évacué. Le sujet interagit avec un objet qui mime quelque chose d’humain et de connu. C’est oublier que si l’objet, inanimé en lui-même, n’a pas d’intention, il a été commercialisé dans un but, et que ce but n’est pas uniquement celui qui constitue l’argument de vente : aider le client.
L’assistant vocal dévoile alors une facette du monstrueux. Monstrueux dans sa dimension de cheval de Troie faussement parlant, dont l’acheteur ignore l’ensemble des fonctionnalités, qui capte ses données pour entraîner un maximum d’échanges financiers. La CNIL(4) met en garde les utilisateurs de ces assistants contre… le risque de les oublier. Oublier que l’on possède cet objet technologique chez soi, c’est risquer de fournir des ordres à son insu. Un article de Libération relate l’exemple d’un couple dont la dispute avait été enregistrée et transmise par erreur à un contact des protagonistes : l’assistant avait « cru » entendre un ordre dans ce sens. Or, le propre d’un objet inanimé est de pouvoir être oublié, il est inerte et incapable d’action spontanée. Mais ces objets utilisent les mots, et les sujets utilisent leur voix en permanence. Plus qu’on ne le croit, ces objets nous regardent, puisqu’ils « nous écoutent ». Ils ne sont pas des objets inanimés comme les autres.
Par ailleurs, l’inquiétante étrangeté surgit lorsque le fait de demander une chose à voix haute à l’assistant provoque l’arrivée de l’objet demandé dans la réalité. Après la pensée magique, la parole magique, et la réalisation du fantasme de commander aux choses par la voix. L’assistant vocal est alors le génie, ou le monstre, qui fait apparaître ce que nous lui demandons. Ce qui appartenait au domaine de la science-fiction se met en place dans nos intérieurs. Glisserons-nous de la science-fiction au film d’horreur, par la domotique ? L’assistant vocal peut commander des points de sécurité (portes, alarmes), de fourniture énergétique, etc. de notre habitat ; or il a été conçu pour le marché.
Le but de la fluidification des interactions avec cet objet reste celui de la fluidification des transactions économiques et la captation de données pour le marché. Dès lors, le sujet qui utilise ces objets devient-il lui-même l’objet du marché ? L’objet du marché qui consomme par et pour le marché ? Entre-t-il de plain-pied dans une dystopie contemporaine qui non seulement évacue le corps de l’autre, mais aussi objectalise son propre corps ?
Il y a une question que nous devons malgré tout continuer à nous poser : Che vuoi ?
(1) Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 288.
(2) Ibid., p. 320.
(3) Ibid., p. 319.
(4) Commission nationale de l’information et des libertés.