Poésie de Tristana
Catherine Deneuve dans Tristana, film de Luis Buñuel.
Par Laure de Bortoli
Tristana (1969) est un des trois films tournés par Luis Buñuel en Espagne, le pays de naissance dont il s’est exilé l’époque du franquisme.
Tristana, femme enfant, est recueillie à la mort de sa mère par un tuteur aux idées anarchistes, qui en fait sa maîtresse. Elle découvre l’amour d’un jeune homme et s’en va hors de la « cage » dans laquelle son pygmalion tentait de la retenir. Malade, elle décide de revenir auprès de lui, toujours amoureux. On doit l’amputer pour la sauver et c’est la naissance d’une nouvelle femme – une figure féroce de la féminité. Son jeune amant congédié, elle prend d’autorité la direction de la maison, épouse à l’église don Lope, son ex-tuteur, « rentré dans le rang ».
Le diable est passé de l’homme à la femme et il a changé de nature – de la conquête phallique vers Thanatos. Notre hidalgo, dans la première partie du film, s’accommode de la transgression incestueuse, maintient le désir sexuel à flot dans la rivalité masculine, comme l’illustre la mascarade du duel, qu’il dénonce d’ailleurs regrettant des combats plus héroïques.
La nouvelle Tristana, invalide, incarne (d’autant mieux avec sa jambe amputée) la déesse initiatrice des mystères féminins, virant au spectre de la mante religieuse dans sa détermination à châtrer l’homme. Le glas obsédant de son pas béquillant à l’étage au-dessus annonce l’issue prochaine de la mort de don Lope qu’elle précipite. Tandis qu’il cherche une consolation auprès de la compagnie des prêtres auxquels il offre le chocolat onctueux de Saturna, la gouvernante.
L’art du cinéaste consiste à filer les transitions, ouvrant à des champs sémantiques inconscients, comme le passage d’une course échevelée des jeunes gens dans le clocher à la vision cauchemardesque de la tête sectionnée de don Lope à la place du battant de cloche, qui réveille la jeune fille terrifiée dans sa chambre. Ou encore le cinéaste nous projette d’une cérémonie à l’autre – celle hors champ de l’effeuillage de Tristana pour satisfaire au regard de convoitise du jeune homme, qui sera saisi d’effroi devant le sourire carnassier de Tristana –, aux vierges et madones de la basilique où se déroule une autre cérémonie, celle du mariage avec don Lope. Procédé efficace et subtil pour conjoindre les images de la putain et de la mère-madone. De la mise en scène perverse à la sublimation religieuse.
Les gros plans attrapent des détails, des bouts de corps (et des bords), mais aussi des vêtements vidés du corps (sous-vêtements féminins, pantoufles, et même la prothèse de la jambe) ; le moignon de la jambe, mais aussi l’ongle, les lèvres et les dents, les armes de Tristana comme on dit « se défendre bec et ongles ».
L’objet oral est particulièrement mis en valeur avec la voracité pulsionnelle.
Ainsi, le plan sur le doigt à l’ongle soigneusement verni tenant la mouillette trempée dans le jaune d’œuf et portée à la bouche. Mais encore un autre plan sur le même doigt avec l’ongle posé sur chaque pois chiche pour en choisir un qu’elle croque tout d’abord.
Notre ingénue Tristana de la première partie dit que deux choses ne sont jamais pareilles, « qu’il y a toujours un tout petit quelque chose qui fait la différence et qui fait que cela me plaît davantage ». Plus que d’un choix, entre les deux hommes, entre deux rues lors d’une promenade avec Saturna, c’est un mouvement continu, qui se développe, celui du cinéma, du glissement des images sur l’écran. Aller et venir, partir et revenir, ouvrir et fermer la fenêtre, appeler le médecin ou ouvrir la fenêtre sur la tempête de neige pour que s’envole l’âme de don Lope – mais toujours à la fin, c’est pour le plaisir du spectateur : battement signifiant, ronde du désir, mystère de la jouissance, avec la mort et la fascination qu’elle exerce sur Tristana, fille endeuillée de sa mère puis veuve criminelle.
En conclusion : rembobinage du souvenir devant le masque mortuaire de don Lope, défilement muet des images phares jusqu’au retour initial dans l’arène, à Tolède, qu’on va quitter ensemble, avec Tristana.