Chantal Thomas : du sens à la résonnance

Chantal Thomas : du sens à la résonnance

par Marie-Christine Baillehache

Chantal Thomas : du sens à la résonnance
Le secret du Journal de Nage

En 2021, C. Thomas commence l’écriture de son journal intime et se fait attentive aux sentiments intenses, fragmentaires et aux idées floues, éparses qui la traversent. Elle les travaille avec des mots et des images pour les sauver de l’incohérence, du non-sens et de l’oubli. Elle précise, limite et fixe les fragments de pensées et d’émotions qui lui arrivent dans un présent fugitif et refuse l’anecdote et le factuel. Par son effort symbolique et imaginaire, elle construit un assemblage où chaque fragment n’est pas clos sur lui-même mais reste en lien d’échos et de répétitions avec les autres fragments. En amarrant et orientant l’écriture de cet assemblage de fragments au S1 Nage, elle en noue les images éparses, fugitives, inoubliables à des mots choisis et compose l’unité imaginaire et symbolique d’un autoportrait qu’elle titre Journal de Nage.

Ce signifiant Nage, elle le choisit en référence au corps de son Autre maternel. « Je commence ma saison des bains avec la plage fréquentée par ma mère. Avec elle, donc. Avec son corps de jeune fille, la rapidité de ses gestes, sa spontanéité. Elle me pousse à écrire plus vite d’un seul jet. A me jeter dans le langage comme elle se jetait à l’eau.[1]» Ce S1 Nage est « un signifiant représentatif dans l’Autre[2]» qui stabilise et limite les idées et les éprouvés insistant et agitant confusément tout son corps. Il traite la jouissance en lui assurant une « normalisation libidinale […] [qui est] en opposition à la turbulence de mouvements dont [elle] s’éprouve l’animer[3]». Par son écriture, C. Thomas renoue avec l’expérience constitutive du stade du miroir dans sa double fonction de cerner le corps jouissant du sujet dans une forme visible qui est en extériorité à lui-même et qui est élevée à la hauteur du signifiant. Écrire, c’est plonger dans l’eau de sa jouissance de corps et l’accrocher à un S1 ayant un effet de castration limitative et d’un plus-de-vie. Son art littéraire met en lumière que « le support fondamental des images du corps des autres et du corps propre est le Nom-du-Père.[4]» Son Journal de Nage crée un autoportrait révélant que « le secret de l’image, le secret du champ visuel, c’est la castration.[5]» 

Le corps jouissant du Journal de Nage 

Avec cet effet de castration du signifiant Nage sur la jouissance retenue dans l’image, C. Thomas donne par là même à sa jouissance de corps « l’armure enfin assumée d’une identité aliénante[6]» et « donne existence à ce qui ne se présente et ne se représente pas, c’est-à-dire le manque[7]». Ce manque qui n’est pas pris dans l’image visible et le signifiant dicible est occupé par un objet de corps qui satisfait un plus-de-vie. Courant, insaisissable, entre les signifiants, cet objet est un plus-de-jouir « répondant au désir[8]» en appelant au sens. Encrée au S1 Nage, l’écriture de C. Thomas produit un effet de castration limitant sa jouissance diffuse de corps et met en jeu son plus-de-jouir (a) radicalement énigmatique. L’être et le corps jouissant qu’elle lui donne est indissociablement lié à l’Autre « qui entérine le sens de ce qui est dit et du désir[9]».

Dans son tout dernier enseignement, Lacan met au premier plan la jouissance qui est « celle du corps qu’on appelle le corps propre et qui est le corps de l’Un. Il s’agit d’une jouissance qui est primaire au sens où il n’est que secondaire qu’elle soit l’objet d’un interdit[10]». Cette jouissance du corps propre est produite par un signifiant qui fait évènement de jouissance dans le corps. C. Thomas fait directement dépendre son écriture de son Journal de Nage d’une phrase marquante lue dans le Journal de Kafka. Dans son combat pour résister au « désespoir de son corps[11]», Kafka écrit : « l’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi piscine[12] ». Cette phrase frappante ouvre son corps au mystère du « grand bain des sensations[13]» et c’est ce corps qui se jouit qu’elle noue à son écriture pour qu’elle ait un ton, un rythme, des résonnances habités par une sensualité réelle.


[1] Thomas C., Journal de Nage, Seuil, éd. Points, 2022, p. 29.
[2] Miller J.-A., « L’image du corps en psychanalyse », La Cause freudienne, n o 68, 2008, p. 99.
[3] Lacan J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 94-95.
[4] Miller J.-A., « L’image du corps en psychanalyse », op. cit., p. 98.
[5] Ibid., p. 100.
[6] Lacan J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », op. cit., p. 97.
[7] Miller J.-A., « L’image du corps en psychanalyse », op. cit., p. 116.
[8] Ibid., p. 121.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Thomas C., Journal de Nage, op. cit., p. 21.
[12] Ibid., p. 22.
[13] Ibid., p. 100-101.

DU CORPS AU SEMBLANT, AVEC OU SANS LA TECHNOLOGIE NUMÉRIQUE

DU CORPS AU SEMBLANT, AVEC OU SANS LA TECHNOLOGIE NUMÉRIQUE

par René FIORI

DU CORPS AU SEMBLANT, AVEC OU SANS LA TECHNOLOGIE NUMÉRIQUE

Au XIX siècle on pouvait, dans une foire, s’étonner d’écouter une voix enregistrée, émanant d’un fil muni d’un cornet qu’on portait à l’oreille. Suivront l’invention du gramophone et du téléphone. Freud évoque ces inventions et l’accent mis sur ces objets techniques au détriment de la satisfaction subjective[1].

Aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, à toute heure, et en quelque endroit que ce soit, nous pouvons contacter la personne de notre choix, et être contactée par elle, son et image compris.[2]

Si étroitement liés sur un même écran, le son, ou plutôt, la parole, et l’image, ont-ils pour autant le même statut ?

Voix sans double

La parole est symbolique en ce qu’elle est présence/absence de l’objet. Celle-ci, communiquée et entendue à distance grâce à la technique, nous voici, par là-même, aussi bien accoutumés à la présence/absence de l’interlocuteur. Lacan disait de l’interlocution au téléphone, que “le côté coeur, la conviction agissante d’individu à individu passe intégralement”[3]. La restitution de la parole par voie technique se passe du contexte environnemental où elle se produit. Au téléphone, nous n’avons aucune image. Elle reste, de structure, symbolique, qu’elle soit reçue en présence ou à distance. Et nous n’avons aucune peine à l’attribuer à la personne qui nous contacte. Aussi, la voix, sans présence corporelle, mais prise cependant dans le discours de la science, ne nous déconcerte plus. Pour autant nous avons du mal à la qualifier d’objet virtuel. Est plutôt virtuelle l’absence de la personne d’où elle émane, absence dont nous savons qu’elle peut se réaliser, à tout moment, en une présence, une fois franchie la distance qui nous en sépare. La voix qui porte ainsi la parole demeure un objet réel, elle en conserve la qualité, malgré sa décomposition en ondes physiques et leur recomposition, tel le médicament générique au principe actif identique à l’original. La voix n’a pas de double, lorsqu’une fois captée et émise, elle est transmise et entendue en temps réel par l’interlocuteur.

L’image virtuelle, dégradation de la présence.

La qualité de virtuel est par contre facilement rapportable à l’image. Pensons aussi qu’elle peut se rattacher à l’écriture phonétique. L’écriture est le tracé réel d’une virtualité, celle qui peut, à tout moment, à l’initiative du sujet lecteur, se réaliser phonétiquement en parole. Dans le même temps, elle en est une des mémoires symboliques. L’écriture transporte la phoné.[4]

L’image virtuelle, n’est pas, comme la voix, recomposition. Elle ne recompose pas la présence d’un corps. Elle est extraction technique, transposition des ondes de l’image produite par ce corps pour être ensuite transmise à distance et rendue télé-visualisable. L’image virtuelle est la doublure technologique de la présence du corps qu’elle représente. S’agissant de l’entretien analytique, elle est monstration, exhibition à l’écran, de cette présence, mais dégradée.

Soustraction du semblant

Cette dégradation touche plus particulièrement l’analyste. Car, de son corps en présence, à l’image, il y a déperdition. De l’un à l’autre il y a soustraction du semblant, de l’analyste comme semblant d’objet a. Le semblant n’a pas de longueurs d’ondes comme l’image ou le son ! Le semblant d’objet a, soit la position prise par l’analyste, échappe à la captation technique. Le semblant d’objet a attient à son corps comme présence, un corps évoluant dans son propre espace. “J’ai dit que l’objet a est un semblant d’être”.[5]

Pour cette cure dont la durée fut de deux ans et demi, une des coupures essentielles pour cette analysante, conjointement à la fin de séance, a été que les entretiens se déroulent, sans image, par téléphone. L’accent étant ainsi mis sur la parole symbolique et sa coupure, l’image du corps s’avérant impossible pour ce sujet. L’analysant a pu ainsi alors loger, dans ce manque du symbolique, son propre vide forclusif régulant, dans cette intersection, une libido débordante pour la localiser dans la voix, tout en étant en mesure de valider la fin de la séance proposée par l’analyste.

Lacan dans le Séminaire …Ou pire, formule que l’analyste occupe la position de semblant, lui permettant ainsi d’autoriser, sans dégâts, l’énonciation de l’analysant où gîte sa jouissance[6]. Ce semblant, précise-t-il, doit être manifeste, comme le masque de la scène grecque, pour pouvoir être le porte-voix de cette énonciation. Jacques Alain Miller, le reprend sur le versant du semblant d’objet a, place que doit tenir l’analyste.” ..l’analyste est en position de voir par-dessus l’épaule du patient, le fantasme qui l’oriente et qu’il a intérêt, pour tenir sa place d’objet a, à savoir quel objet c’est”’[7]. Si, comme l’a déclaré Antonio Di Ciaccia aux dernières journées de l’Ecole de la cause Freudienne[8], des séquences thérapeutiques peuvent être conduites par internet, il est par contre difficile de l’envisager pour une cure analytique.


[1] Freud S., Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, 1971
[2] Le 30 novembre 2024 s’est tenu un après-midi organisée par l’APSI ( Associazione Psicologi Italiani in Francia) conjointement avec le RECIF ( Rete di Ricercatori Italiani in Francia) sous le titre “ La clinique à l’épreuve de l’innovation” : Le puissant essor du numérique ne pouvait laisser indifférents les psychologues, les chercheurs et les professionnels du monde social et éducatif. Les nouvelles technologies, les dispositifs d’Intelligence Artificielle, capables de « dialoguer » avec les humains, nous fascinent et nous intriguent, mais en même temps nous inquiètent et nous poussent à nous interroger sur les répercussions que cette révolution dans notre époque a et aura sur nos vies ; ils nous poussent aussi à nous interroger sur les possibles relations de dépendance, de soumission, de domination qui peuvent en découler.  Conscients que ce nouveau monde nous appartient et est destiné à grandir, nous nous demandons dans ce webinaire comment les nouvelles technologies peuvent s’intégrer à notre travail de psychologues, d’universitaires, mais aussi de parents, d’éducateurs ou de simples citoyens. Sera-t-il vraiment possible de remplacer bon nombre de ces fonctions relationnelles et sociales par des robots intelligents et parlants ? Loin de diaboliser la révolution numérique, nous souhaitons réfléchir aux transformations produites dans notre mode de vie quotidien et surtout comprendre quelle est la valeur et l’espace de la spécificité véritablement humaine pour nous dans ce nouveau monde.
[3] Lacan S., Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p.205
[4] Lacan S., L’identification, Séminaire IX, inédit, séance du 10 janvier 1962
[5] Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1978, p.91
[6] Lacan J., …Ou pire, op. cit., p.172
[7] Miller J-A, “De la fin de l’analyse dans la théorie de Lacan”, Quarto N°7, Décembre 1991, p.22
[8] Phrases marquantes, 54èmes journées d’études de l’Ecole de la Cause Freudienne, 16/17 novembre 2024

Du fantasme au corps trans-biologique

Du fantasme au corps trans-biologique

par René FIORI

Quarante six entretiens, en trois langues : français, italien, allemand, portant sur autant d’hommes que de femmes transgenres, tous suisses, réalisés par Lynn Bertholet. Elle-même se présente ainsi : « En octobre 2015, Lynn devient la première femme trans* genevoise reconnue comme telle sans opération préalable. Le 22 mai 2017, la Cour de Justice de Genève (Chambre des assurances sociales) lui donne raison contre sa caisse-maladie et contraint cette dernière à prendre en charge sa chirurgie faciale. » [1] Recueillis dans un livre passionnant à l’esthétique soignée, ponctué de superbes photos, ces personnes transgenres répondent posément à toutes les questions qui leur sont posées à propos de la voie de la transidentité qu’ils ont choisie.

« Quand avez-vous consciemment ressenti le désir de vivre comme une fille ? » ; « Peut-on un jour avoir une relation avec un homme ? » ; « Une de vos plus belles expériences dans votre nouveau corps ? » ; « Comment votre famille a t-elle accepté votre identité trans ? » ; « Quel a été l’élément déclencheur qui vous a décidé à faire cette transition ? » ; « Qu’est ce qui vous dit que la décision était la bonne  ? » ; « Comment gérer un processus de transition dans une relation existante ? » ; « Quand avez-vous réalisé que quelque chose n’allait pas dans votre corps ? » ; « Vous souvenez-vous d’être né dans le mauvais corps lorsque vous étiez enfant ? » ; « Comment avez-vous vécu votre puberté, par exemple lorsque l’amour est devenu un problème ? »

Gil Caroz quant à lui introduit ainsi le recueil La solution trans : « L’heure est à la transition, il s’agit de “se réaliser soi-même”, par l’expérimentation illimitée des combinaisons que le signifiant et la science rendent possibles » [2]. Ce sont six personnes ayant rencontré un psychanalyste, avec leurs interrogations et leur certitude sur la transidentité. Katty Langelez-Stevens conclue : « Je suis étonnée, parmi les cas de psychoses qui nous sont présentés, du nombre de réussites de cette transformation de genre, qui fait solution pour le sujet, produit un traitement pour la jouissance en trop et permet de nouer un nouveau nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire. » [3]

 

Certitude

Du livre de Lynn Bertholet, où la certitude traverse tous les entretiens, un trait d’époque est saisissable : la mise en question du corps biologique entendu comme corps naturel. On parle de manière détachée du corps biologique – quand chacun prête une grande attention à son corps identitaire et à son corps esthétique – et pour certains, le recours aux actes chirurgicaux permet le détachement dudit « mauvais corps ».

Dans le même temps, la technologie et ses applications nous confisquent tout autant le rapport à notre corps, en prenant en charge des actions motrices de plus en plus nombreuses. Autre variante, la vogue des poupées et des robots sexuels au Japon [4], où le corps débiologisé, bouleverse « ce qui est constitutif de l’expérience humaine » soit « l’attachement à un corps » [5], via l’imaginaire.

 

Détachement

Le terme de « détachement » est relevé par J.-A Miller commentant Lacan, à partir de l’œuvre de James Joyce [6] d’où est inféré le fait d’ « avoir rapport à son propre corps comme étranger » [7], quand « le rapport imaginaire n’a pas lieu » [8]. « Chez Joyce, il n’y a que quelque chose qui ne demande qu’à s’en aller, qu’à lâcher comme une pelure […] à savoir le détachement de quelque chose comme une pelure » [9].

Ce détachement du transgenre, quant au corps biologique, est mise en œuvre imaginaire : auto-identification, avec ou sans transvestisme, symbolique avec changement d’identité, réel via une chirurgie esthétique ou une transition partielle ou intégrale, où le transexuel, ici coefficienté par la science, manifeste « son désir très énergique de passer par tous les moyens à l’autre sexe » [10].

 

Trans-humant

Dans « Radiophonie », Lacan formule : « Si paradoxale qu’en soit l’assertion, la science prend ses élans du discours de l’hystérique. Il faudrait pénétrer de ce biais les corrélats d’une subversion sexuelle à l’échelle sociale, avec les moments incipients dans l’histoire de la science » [11]. Le moment technologique, sous le nom de cybernétique [12] est lui contemporain de celui du transsexualisme [13], et les deux se corrèlent aujourd’hui dans le dévoilement du trans-fini de la science. Le répartitoire Réel, Symbolique, ou Imaginaire du détachement, tel que proposé ici, laisse cependant intacte pour chacun la question de la « jouissance transexualiste » [14]. Celle-ci ne pouvant se décliner qu’au un par un des sujets, et selon sa « pratique transexualiste » [15].

L’homme s’affranchit ainsi du monde clos de son corps, pour paraphraser Koyré, pour se projeter dans un trans-fini [16], dans un au-delà de la finition, de la finitude naturelle de ce corps. C’est ce que pointe Lacan avec le terme de trans-humant [17] dont, dit-il, l’humanité n’est que « prétendue », et ne tient qu’à une « humanité de transit ».

[1] Bertholet L., TRANS*, Lausanne, éd. Till Schaap, 2019.

[2] Caroz G., « Avant propos », La solution trans, sous la direction de J.-A Miller, Paris, Navarin, novembre 2022.

[3] Langelez-Stevens K., Ibid., p.182.

[4] Giard A., Un désir d’humain – Les love doll au Japon, Paris, Les belles lettres, 2016.

[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées » (2004-2005), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 1er décembre 2004, inédit. https://docs.google.com/document/d/1kvrcO2L-wS74nlwghnUt_JCts4ckrAS9X7_rx7eRtjs/edit.

[6] Joyce J., Portrait de l’artiste en jeune homme, édition Jacques Aubert, Paris, Gallimard, 1992, p. 138-140 & 228.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 150.

[8] Ibid., p. 151.

[9] Ibid., p. 149.

[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 31.

[11] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 436.

[12] Wiener N., God & Golem inc. : sur quelques points de collision entre cybernétique et religion, Paris, L’éclat, 2001.

[13] Stoller R-J., The  transexual experiment, vol. II, New york, 1975, p. 255.

[14] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 571.

[15] Ibid., p. 568.

[16] Charraud N., « Cantor et Lacan », La Cause freudienne, n° 40, janvier 1999, p. 139. « La science […] un désir de savoir qui cherche à dépasser chaque limite, ce qui en fait un désir transfini ».

[17] Lacan J., Le Séminaire, « R.S.I », leçon du 8 avril 1975. « Trans-humant » : « sa prétendue humanité ne tenant qu’à une naturalité de transit ».

 

Pour qu’advienne la parole de l’enfant. Ce que nous enseigne “La Nuit du Chasseur de Charles Laughton”.

Pour qu’advienne la parole de l’enfant. Ce que nous enseigne “La Nuit du Chasseur de Charles Laughton”.

par Baptiste Jacomino

John se tait. Il a juré à son père qu’il ne trahirait pas son secret. Avec sa sœur, il fuit en silence sur une petite barque le long du fleuve noir, jusqu’à ce qu’un matin, Rachel Cooper les réveille et les recueille. 

Le soir, elle raconte des récits bibliques aux enfants. John se reconnaît dans la figure de Moïse livré au hasard du fleuve. Il se met à parler en se soutenant de cette Parole. Il y trouve de quoi relire sa propre histoire. 

En recourant au récit, Rachel prend le contre-pied du faux prophète qui poursuit les enfants. Lui cherchait à faire cracher le morceau à John. Rachel lui permet de parler en ne le lui demandant pas. Le mythe biblique est un mi-dire qui permet à l’enfant de sortir de l’alternative dans laquelle il est enfermé : tout dire ou ne rien dire. 

Rachel raconte l’enfance de Moïse dans la posture de ma mère L’Oye : assise sur une chaise et entourée d’enfants. Ce n’est là qu’un conte, semble-t-on nous dire. Sans doute est-ce ce qui autorise à y apporter si aisément des changements. Quand John dit à Rachel qu’il y a deux rois dans l’histoire, elle commence par le corriger, mais elle cède rapidement : oui, c’est vrai, il y en a deux. « Ne pas errer, dit Alexandre Stevens, c’est accepter de se faire dupe de semblants. […] Ce qu’il s’agit d’obtenir chez les enfants décrochés de l’Autre et de ses semblants, ce n’est pas qu’ils rentrent dans le rang, qu’ils obéissent à la règle, qu’ils se soumettent à la loi, c’est qu’ils commencent à se faire dupe de l’un ou l’autre semblant. C’est par cette douceur qu’il s’agit de procéder : les introduire au semblant. » 1 L’histoire de la Bible que Rachel conte est de cet ordre-là : une opération de raccrochage aux semblants après une si longue errance sur le fleuve noir. 

« Rencontrer un Autre qui le croit sur son trauma est un évènement dans la vie d’un sujet, écrit Clotilde Leguil. Un évènement qui peut tout changer. Car, enfin, une porte s’ouvre où il peut dire sans être jugé sur la conformité de ses dires avec la réalité, mais en étant accueilli depuis la vérité que sa parole tente d’articuler, la vérité de ce qui s’est produit pour lui, et pour lui seul. » 2 John n’a pas été cru. Sa mère, sous l’emprise du faux prêcheur, ne l’entendait pas. Avec Rachel, il rencontre enfin quelqu’un qui le croit, au sens où l’attention qu’elle lui porte vise à favoriser sa parole et à accueillir la vérité qui convient, « pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas » 3.

Rachel ne se contente pas d’écouter, de croire et de raconter. Elle fouette. Rien qui fasse mal aux enfants. Mais il n’en reste pas moins que, quand elle les découvre endormis dans une barque, comme ils ne veulent pas la suivre, elle arrache quelques tiges pour s’en faire une badine et elle fouette John et Pearl pour qu’ils avancent. John a été bercé jusqu’au sommeil par le cours de la rivière, par le chant répétitif et lointain du prêcheur et par le monde aux allures oniriques au sein duquel il voguait. Autour de lui, les siens dormaient. Rachel interrompt le cours de cette jouissance par une nouvelle jouissance, inattendue, un peu violente. À la manière de la scansion, dont Lacan dit qu’« elle ne brise le discours que pour accoucher la parole » 4, Rachel brise le cours du discours du prêcheur, le cours de son chant et le cours de l’eau pour accoucher la parole de John. 

C’est une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour qu’advienne une parole du sujet et non une parole sous hypnose, un discours de somnambule. Tandis que le faux prêcheur hypnotise les foules par ses récits épiques, ses prêches enthousiastes et ses chants envoûtants, Rachel évite toute séduction par un abord sec et légèrement brutal. C’est la sécurité dont John a besoin pour parler : être délivré de toute tentative de suggestion, d’emprise, de mainmise. Aux mains toujours trop proches du faux prêcheur succèdent les mains frêles de Rachel, tenues à distance par les longs instruments qu’elle saisit : une tige ou un fusil. 

À l’heure où la parole de l’enfant est souvent traitée comme une ressource infiniment disponible qu’il suffirait de laisser jaillir, La Nuit du Chasseur nous enseigne qu’il faut parfois permettre à cette parole d’advenir par les détours paradoxaux du silence, du mi-dire ou de l’interruption. 



1. Stevens A., « Un cadre ou un bord ? », La petite Girafe, n°5, 2019, p. 150.
2. Leguil C., Céder n’est pas consentir, Paris, PUF, 2021, p. 142-143.
3. Lacan J., « Télévision » (1973), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 8.
4. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 316.

Se libérer d’une jouissance imposée.

Se libérer d’une jouissance imposée.

par Marie-Christine Baillehache

Dans son autofiction Fille, Camille Laurens aborde l’agression sexuelle infligée par son grand-oncle, lorsqu’elle a 9 ans et qu’elle passe ses premières vacances d’été dans la ferme familiale. Son récit écrit à la troisième personne lui offre une distance nécessaire à voiler l’obscénité de l’acte transgressif subi. « C’est à une autre que les choses arrivent, sinon je ne peux pas. » 1 Tout en lui soufflant dans l’oreille « Toutes les filles aiment ça », l’oncle Félix « la tient d’une main serrée sur la nuque comme Thérèse quand elle dépouille un lapin […], elle sent sur son dos le couteau qu’a Thérèse pour dépecer les lapins […], son cœur bat comme celui du lapin avant de mourir. » 2 Cette première mise en jeu violente de son corps féminin sexué se répétera une seconde et ultime fois sous le regard muet de sa tante et de son oncle Roger. « Ils la jugent mal, elle le voit bien. » 3 Pétrifiée, désorientée, submergée par la honte, elle ne se sent plus être qu’ « une poupée molle assise sur un banc » 4. Son corps féminin vient de faire son entrée sur la scène du monde conjoint à sa réduction à être un objet de jouissance sous la mainmise d’un homme. Dessaisie de son être et de son corps féminins, elle veut disparaitre, toute entière. « S’évanouir, c’est ça qui la sauverait. » 5 Pour contrer en elle-même le trop de présence de la jouissance de l’Autre et se sauver du désarroi où il l’a précipitée, Camille se tourne vers l’Autre de son enfance à qui parler. « Un matin, elle entre dans la chambre de sa grand-mère et lui raconte tout. » 6 Cet appel au désir de l’Autre du monde de son enfance qui fait sa place à l’amour et à la parole, l’aide à se délester d’une part du poids de ce réel qui vient de laisser en elle une trace muette, énigmatique et ineffaçable de « sang vert » 7. Mais, son premier effort pour dire l’indicible rencontre la réponse sans appel de son Autre. « Ce que tu viens de me dire, surtout ne le répète jamais. » 8 Désormais, c’est au monde solidaire et exclusif des femmes de la famille de parler à sa place de ce qui lui est arrivé, de s’en émouvoir, d’en délibérer et d’agir, sans elle. « On dirait que c’est arrivé à la famille, que c’est un truc embêtant pour la famille, pas à elle, pas pour elle. » 9 À peine Camille commençait-elle à nommer le vide ouvert en elle par le trop de présence de la jouissance muette de l’Autre, que le désir de l’Autre efface la présence de son dire. Désormais, ce qui reste pour elle un hors-sens qu’elle cherche à serrer, cerner, border avec ses propres représentations endosse les contours des mots et du désir de l’Autre : « tripotage », « la totale », « on lave le linge salle en famille », « motus et bouche cousue », « éviter le tonton ». Les femmes de sa famille réunies dans « un conseil de filles » 10 dont son père est absent, en ont décidé ainsi : les femmes n’opposent pas leur parole de refus à la domination jouissante des hommes sur leur corps. Face à ce complot du silence qui efface sa présence, Camille prend sa décision : « impénétrable, voilà ce qu’elle va être » 11. Désormais, c’est dans le secret de ses fantasmes et de ses rêves qu’elle représente l’effraction de la jouissance transgressive qui a laissé dans son corps une modalité de jouissance qui met son désir en danger : « Et ça ne rate jamais, pour peu qu’elle fasse revenir l’image, le plan fixe, la bouche bâillonnée par la culotte, le défilé des regards, il y a toujours un moment où ça monte, ça vient, ça explose […] ce plaisir intense qui se renouvelle à volonté […]. Elle serait donc unique, comme fille ? » 12

C’est avec son écriture littéraire et sa propre cure analytique que Camille Laurens est parvenue à se libérer de la marque traumatique qui emprisonnait son corps féminin sexué dans une certaine modalité de jouissance. Son effort d’écrire et de bien dire lui ont permis de ne pas « s’évanouir » et de se sauver de ce qui était resté en elle comme une trace de « sang vert ».



1. Camille Laurens, Fille, Paris, Gallimard, éd. Quarto, 2023, p. 792.
2. Ibid., p. 793.
3. Ibid., p. 794.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 795.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Ibid.
10. Ibid.
11. Ibid., p. 798.
12. Ibid., p. 803-804.