Pour qu’advienne la parole de l’enfant. Ce que nous enseigne “La Nuit du Chasseur de Charles Laughton”.

Pour qu’advienne la parole de l’enfant. Ce que nous enseigne “La Nuit du Chasseur de Charles Laughton”.

par Baptiste Jacomino

John se tait. Il a juré à son père qu’il ne trahirait pas son secret. Avec sa sœur, il fuit en silence sur une petite barque le long du fleuve noir, jusqu’à ce qu’un matin, Rachel Cooper les réveille et les recueille. 

Le soir, elle raconte des récits bibliques aux enfants. John se reconnaît dans la figure de Moïse livré au hasard du fleuve. Il se met à parler en se soutenant de cette Parole. Il y trouve de quoi relire sa propre histoire. 

En recourant au récit, Rachel prend le contre-pied du faux prophète qui poursuit les enfants. Lui cherchait à faire cracher le morceau à John. Rachel lui permet de parler en ne le lui demandant pas. Le mythe biblique est un mi-dire qui permet à l’enfant de sortir de l’alternative dans laquelle il est enfermé : tout dire ou ne rien dire. 

Rachel raconte l’enfance de Moïse dans la posture de ma mère L’Oye : assise sur une chaise et entourée d’enfants. Ce n’est là qu’un conte, semble-t-on nous dire. Sans doute est-ce ce qui autorise à y apporter si aisément des changements. Quand John dit à Rachel qu’il y a deux rois dans l’histoire, elle commence par le corriger, mais elle cède rapidement : oui, c’est vrai, il y en a deux. « Ne pas errer, dit Alexandre Stevens, c’est accepter de se faire dupe de semblants. […] Ce qu’il s’agit d’obtenir chez les enfants décrochés de l’Autre et de ses semblants, ce n’est pas qu’ils rentrent dans le rang, qu’ils obéissent à la règle, qu’ils se soumettent à la loi, c’est qu’ils commencent à se faire dupe de l’un ou l’autre semblant. C’est par cette douceur qu’il s’agit de procéder : les introduire au semblant. » 1 L’histoire de la Bible que Rachel conte est de cet ordre-là : une opération de raccrochage aux semblants après une si longue errance sur le fleuve noir. 

« Rencontrer un Autre qui le croit sur son trauma est un évènement dans la vie d’un sujet, écrit Clotilde Leguil. Un évènement qui peut tout changer. Car, enfin, une porte s’ouvre où il peut dire sans être jugé sur la conformité de ses dires avec la réalité, mais en étant accueilli depuis la vérité que sa parole tente d’articuler, la vérité de ce qui s’est produit pour lui, et pour lui seul. » 2 John n’a pas été cru. Sa mère, sous l’emprise du faux prêcheur, ne l’entendait pas. Avec Rachel, il rencontre enfin quelqu’un qui le croit, au sens où l’attention qu’elle lui porte vise à favoriser sa parole et à accueillir la vérité qui convient, « pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas » 3.

Rachel ne se contente pas d’écouter, de croire et de raconter. Elle fouette. Rien qui fasse mal aux enfants. Mais il n’en reste pas moins que, quand elle les découvre endormis dans une barque, comme ils ne veulent pas la suivre, elle arrache quelques tiges pour s’en faire une badine et elle fouette John et Pearl pour qu’ils avancent. John a été bercé jusqu’au sommeil par le cours de la rivière, par le chant répétitif et lointain du prêcheur et par le monde aux allures oniriques au sein duquel il voguait. Autour de lui, les siens dormaient. Rachel interrompt le cours de cette jouissance par une nouvelle jouissance, inattendue, un peu violente. À la manière de la scansion, dont Lacan dit qu’« elle ne brise le discours que pour accoucher la parole » 4, Rachel brise le cours du discours du prêcheur, le cours de son chant et le cours de l’eau pour accoucher la parole de John. 

C’est une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour qu’advienne une parole du sujet et non une parole sous hypnose, un discours de somnambule. Tandis que le faux prêcheur hypnotise les foules par ses récits épiques, ses prêches enthousiastes et ses chants envoûtants, Rachel évite toute séduction par un abord sec et légèrement brutal. C’est la sécurité dont John a besoin pour parler : être délivré de toute tentative de suggestion, d’emprise, de mainmise. Aux mains toujours trop proches du faux prêcheur succèdent les mains frêles de Rachel, tenues à distance par les longs instruments qu’elle saisit : une tige ou un fusil. 

À l’heure où la parole de l’enfant est souvent traitée comme une ressource infiniment disponible qu’il suffirait de laisser jaillir, La Nuit du Chasseur nous enseigne qu’il faut parfois permettre à cette parole d’advenir par les détours paradoxaux du silence, du mi-dire ou de l’interruption. 



1. Stevens A., « Un cadre ou un bord ? », La petite Girafe, n°5, 2019, p. 150.
2. Leguil C., Céder n’est pas consentir, Paris, PUF, 2021, p. 142-143.
3. Lacan J., « Télévision » (1973), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 8.
4. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 316.

Se libérer d’une jouissance imposée.

Se libérer d’une jouissance imposée.

par Marie-Christine Baillehache

Dans son autofiction Fille, Camille Laurens aborde l’agression sexuelle infligée par son grand-oncle, lorsqu’elle a 9 ans et qu’elle passe ses premières vacances d’été dans la ferme familiale. Son récit écrit à la troisième personne lui offre une distance nécessaire à voiler l’obscénité de l’acte transgressif subi. « C’est à une autre que les choses arrivent, sinon je ne peux pas. » 1 Tout en lui soufflant dans l’oreille « Toutes les filles aiment ça », l’oncle Félix « la tient d’une main serrée sur la nuque comme Thérèse quand elle dépouille un lapin […], elle sent sur son dos le couteau qu’a Thérèse pour dépecer les lapins […], son cœur bat comme celui du lapin avant de mourir. » 2 Cette première mise en jeu violente de son corps féminin sexué se répétera une seconde et ultime fois sous le regard muet de sa tante et de son oncle Roger. « Ils la jugent mal, elle le voit bien. » 3 Pétrifiée, désorientée, submergée par la honte, elle ne se sent plus être qu’ « une poupée molle assise sur un banc » 4. Son corps féminin vient de faire son entrée sur la scène du monde conjoint à sa réduction à être un objet de jouissance sous la mainmise d’un homme. Dessaisie de son être et de son corps féminins, elle veut disparaitre, toute entière. « S’évanouir, c’est ça qui la sauverait. » 5 Pour contrer en elle-même le trop de présence de la jouissance de l’Autre et se sauver du désarroi où il l’a précipitée, Camille se tourne vers l’Autre de son enfance à qui parler. « Un matin, elle entre dans la chambre de sa grand-mère et lui raconte tout. » 6 Cet appel au désir de l’Autre du monde de son enfance qui fait sa place à l’amour et à la parole, l’aide à se délester d’une part du poids de ce réel qui vient de laisser en elle une trace muette, énigmatique et ineffaçable de « sang vert » 7. Mais, son premier effort pour dire l’indicible rencontre la réponse sans appel de son Autre. « Ce que tu viens de me dire, surtout ne le répète jamais. » 8 Désormais, c’est au monde solidaire et exclusif des femmes de la famille de parler à sa place de ce qui lui est arrivé, de s’en émouvoir, d’en délibérer et d’agir, sans elle. « On dirait que c’est arrivé à la famille, que c’est un truc embêtant pour la famille, pas à elle, pas pour elle. » 9 À peine Camille commençait-elle à nommer le vide ouvert en elle par le trop de présence de la jouissance muette de l’Autre, que le désir de l’Autre efface la présence de son dire. Désormais, ce qui reste pour elle un hors-sens qu’elle cherche à serrer, cerner, border avec ses propres représentations endosse les contours des mots et du désir de l’Autre : « tripotage », « la totale », « on lave le linge salle en famille », « motus et bouche cousue », « éviter le tonton ». Les femmes de sa famille réunies dans « un conseil de filles » 10 dont son père est absent, en ont décidé ainsi : les femmes n’opposent pas leur parole de refus à la domination jouissante des hommes sur leur corps. Face à ce complot du silence qui efface sa présence, Camille prend sa décision : « impénétrable, voilà ce qu’elle va être » 11. Désormais, c’est dans le secret de ses fantasmes et de ses rêves qu’elle représente l’effraction de la jouissance transgressive qui a laissé dans son corps une modalité de jouissance qui met son désir en danger : « Et ça ne rate jamais, pour peu qu’elle fasse revenir l’image, le plan fixe, la bouche bâillonnée par la culotte, le défilé des regards, il y a toujours un moment où ça monte, ça vient, ça explose […] ce plaisir intense qui se renouvelle à volonté […]. Elle serait donc unique, comme fille ? » 12

C’est avec son écriture littéraire et sa propre cure analytique que Camille Laurens est parvenue à se libérer de la marque traumatique qui emprisonnait son corps féminin sexué dans une certaine modalité de jouissance. Son effort d’écrire et de bien dire lui ont permis de ne pas « s’évanouir » et de se sauver de ce qui était resté en elle comme une trace de « sang vert ».



1. Camille Laurens, Fille, Paris, Gallimard, éd. Quarto, 2023, p. 792.
2. Ibid., p. 793.
3. Ibid., p. 794.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 795.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Ibid.
10. Ibid.
11. Ibid., p. 798.
12. Ibid., p. 803-804.

Festen

Réservation par chèque à l’ordre du Théâtre de l’Odéon, places à 29 €(catégorie 1) ou 21 € (catégorie 2). À envoyer avec votre email à : Philippe Benichou, 5 rue de Vouillé 75015 Paris

Ateliers Berthier
1, rue André Suares,
Paris 17e (angle du bd Berthier),
Porte de Clichy

Vecteur
Théâtre et Psychanalyse

Festen

D’après le film de Thomas Vinterberg
Mise en scène de Cyril Teste

Débat avec Cyril Teste et Guy Trobas,
psychanalyste, membre de l’ECF

Débat animé par Philippe Benichou, psychanalyste, membre de l’ECF et Christiane Page, professeur des universités en études théâtrales

Balance ton père

Le bruit d’un couvert en argent résonne sur un verre en cristal pour obtenir le silence. Devant une trentaine d’invités, le fils ainé, Christian, se lève et demande la parole pour rendre un hommage singulier à son père Helge dont on fête les 60 ans: “Papa voulait toujours prendre des bains, il nous faisait allonger sur la banquette verte et il nous violait, il abusait de nous, il avait des rapports sexuels avec ses chers petits ». Festen, réalisé par Thomas Vinterberg et grand prix du Jury, fit l’effet d’un coup de tonnerre dans le ciel bleu de Cannes en 1998. C’est un film qui dénonce de plein fouet l’imposture du père au-delà des semblants de la réussite, du milieu social de la bonne société danoise.  Un fils prend la parole pour balancer son « porc » de père, figure intouchable, irréprochable, bardé d’honneurs. Ce n’est pas à coups de tweets anonymes mais en présence des corps, par une prise de parole en public que Christian accuse son père, sur fond du suicide de sa sœur jumelle.
 
En reprenant les propos de Jacques-Alain Miller à propos du livre Une semaine de vacances de Christine Angot, on pourrait avancer que ce film nous fait comprendre « pourquoi il nous faut sortir du règne du père. Le père, cette plaie, a fait son temps, est obsolète. » [1]. C’est le tour de force qu’accomplit Festen à travers la détermination de Christian et malgré l’hypocrisie et la complicité de tous. Dans le film la caméra joue un rôle principal, elle s’invite comme un convive. C’est une caméra amateur, fébrile, à l’épaule, qui se glisse dans l’intimité des scènes, scrute les visages, dévoile les failles intimes… Il sera tout à fait intéressant de voir comment la mise en scène permet de traiter ce regard-là qui fit le succès du film.
 
Guy Trobas, psychanalyste et membre de l’ECF sera l’invité de L’Envers de Paris pour discuter avec le metteur en scène Cyril Teste à l’issue de la représentation qui aura lieu le 10 décembre aux Ateliers Berthier. Nous vous attendons nombreux !
 
Hélène de La Bouillerie

[1] Miller J-A, « Nous n’en pouvons plus du père » sur le site la règle du jeu,
https://laregledujeu.org/2013/04/26/13161/nous-nen-pouvons-plus-du-pere/

Logique du pire, ou la confrontation avec le réel

Logique du pire, ou la confrontation avec le réel

par Alexandra Fehlauer

Le Théâtre de la Bastille présentait du 4 au 14 octobre 2017 la pièce « La logique du pire », inspirée par un essai du philosophe Clément Rosset et mis en scène par le canadien Etienne Lepage.

Le texte, écrit par le metteur en scène lui-même, très rythmé, scandé, comprend une dizaine de scènes courtes pour cinq personnages. Nous ne savons rien de ces jeunes hommes et femmes, nous les découvrons, en quelque sorte, en pleine action : de masturbation, d’agression violente ou de prise de conscience de ne pas être « quelqu’un de bien ». Le discours est désaffecté, les mots sont crus, le langage frappe. Nous sommes confrontés à la solitude immense des personnages, à la déconstruction de leurs idéaux, sans que la moindre recherche de sens viennent border la Chose.

Alors que le texte à la lecture laissait entendre un pessimisme, voir un certain nihilisme nietzschéen, la présence des corps et la vitalité du jeu des comédiens faisait apparaître quelque chose d’autre : un aspect jubilatoire, presque joyeux. Etienne Lepage, qui a réussi à opérer ce tour de force, dit avoir cherché à « installer un langage qui n’allait pas être des mots, mais un choix de mouvements qui prolongerait l’écriture, plus même l’incarnerait ». Lors d’une première phase d’écriture, il s’agit à chaque fois pour lui de trouver des idées, des concepts théoriques. Il s’inspire pour ce faire de philosophes comme Nietzsche ou Rosset. Puis, le texte doit « prendre du souffle », trouver sa musicalité. Pendant cette phase, les répétitions avec les comédiens commencent et un dialogue entre le texte et les mouvements s’installe. La collaboration avec le chorégraphe Frederic Gravel a ainsi apporté aux déplacements et gestes des comédiens une très grande précisions, permettant de donner à voir, plutôt que d’expliquer. Ce langage corporel, au plus près du réel, met en exergue ce qui est en nous « humain, trop humain » – c’est-à-dire notre jouissance, toujours en excès.

Alors que les personnages de la pièce restent, malgré la proposition d’Etienne Lepage d’un traitement par le corps, sans véritable réponse face au réel (« Tire-toi en courant ! » ; « Ne faudrait-il pas tout arrêter ? »), le texte de présentation de la pièce émet une hypothèse intéressante. On peut y lire que la confrontation avec le réel auquel on a affaire permettrait de le « déminer ». Me venait alors à l’esprit l’intervention de M. H. Brousse au 40e Journées de l’ECF en 2010. Elle y a comparé le processus analytique avec une activité de déminage. Il s’agirait, selon elle, de repérer dans le fil de la chaîne signifiante les « détonateurs », c’est-à-dire les signifiants et objets comportant une charge « explosive » pour le sujet.

Est-ce que, donc, le fait de se confronter au réel, à ses points de jouissance, permet de les déminer, de les rendre inoffensifs comme le texte de la présentation le suggère ? La psychanalyse lacanienne ne le promet pas. Les bombes existent et continueront d’exister, mais un long parcours analytique peut permettre au sujet de les localiser, afin de les contourner.

On aurait presque envie de suggérer une telle solution aux personnages, très touchants, de la « Logique du pire ».