Le corps marqué.

par Pierre-Yves Turpin

À son premier cours du Séminaire Le Sinthome, Lacan semble faire équivaloir le corps à un sac : « un sac vide reste un sac, lance-t-il, soit l’un qui n’est imaginable que de l’ex-sistence et de la consistance qu’a le corps, d’être pot. Cette ex-sistence et cette consistance, il faut les tenir pour réelles » 1

Dans les sociétés occidentales actuelles, « à une époque où tout semble toujours permis et où plus rien ne vient limiter l’exigence pulsionnelle » 2, en jouant de l’homophonie entre « pot » et « peau », la question se pose de savoir ce qu’il en est de ce sac en tant que corps dans notre monde dominé par l’image, par la montée en puissance aussi bien de l’objet a que du corps et de ses prouesses – « citius, altius, fortius » – , monde dans lequel la science et son discours donnent lieu à de nouveaux fantasmes dans le champ des possibles.

Désormais, le domaine de la « bijouterie corporelle intégrée » comporte un grand nombre de de gadgets, d’images souvent indélébiles à imprimer sur le « sac de peau », plus ou moins visibles selon les lieux du corps où ils se trouvent, les variantes génitales étant, semble-t-il, plus répandues chez les plus mûrs. On note aussi des pratiques extrêmes, résurgences de celles qui avaient cours dans les sociétés traditionnelles aborigène, indo-américaine, maya ou africaine. Notons que, paradoxalement, alors qu’elles régressent fortement aujourd’hui au sein de ces populations, elle nous arrivent une fois passées par les États-Unis : ainsi, le stretching (élargissement des trous de piercing pour y loger plus gros), le branding (motifs réalisés au laser), les scarifications et lacérations de la peau dont on gonfle la cicatrisation (au moyen de vinaigre, jus de citron ou cendre), et, plus sophistiqués, les implants sous-cutanés : bijoux en téflon ou titane, tels que billes sous la peau, cornes ou bagues sous les peauciers du front, crête attachée à la boîte crânienne et cylindre entre les seins, dans la veine tracée par l’artiste Orlan, par exemple.

Du tatouage 

Autrefois réservé à certains groupes ou « corps » comme les marins, les légionnaires, mais aussi les bagnards, le tatouage diffuse aujourd’hui partout dans le monde. On est passé des primitifs modernes inspirés par une symbolique rituelle (hippies, post-hippies, punks et praticiens SM) à une certaine esthétique qui, pour montrer la singularité du sujet au-delà des possibilités offertes par les modes vestimentaires, aboutit au marquage direct du sac de peau, plus ou moins exhibé tout en restant du domaine de l’intime. Il s’agit alors de signifiants offerts à la lecture, qui ne sont plus parlés, mais supportés par le corps pour faire signe, tel un nouvel organe, pour le dire avec Chomsky, organe de captivation de la pulsion scopique de l’autre. Lacan, en effet, notait que, sans être pourvu de tatouages, « ce corps a[vait déjà] une puissance de captivation […] telle que, jusqu’à un certain point, c’est les aveugles qu’il faudrait envier » 3.

On est aujourd’hui totalement coupé des traditions séculaires de tatouages rituels tels qu’ils sont encore pratiqués en Thaïlande, où ils sont censés conférer force et protection 4. Dans notre monde occidental où il s’est développé de façon rapide et inventive, le marquage corporel n’est pas du domaine du rite initiatique géré par une collectivité, puisque toute initiation a été bannie des sociétés depuis que celles-ci sont entrées dans l’âge de la science. L’effectuation des tatouages sur la peau est un commerce qui a lieu dans des studios fermés dédiés, c’est une prestation de service. Contrairement à la tribu où le marquage véhicule un signifiant d’identification et d’appartenance, la pratique contemporaine laisse à chacun la latitude d’attribuer au tatouage telle ou telle fonction, comme la mise à distance de l’autre, en même temps qu’elle est une manière de faire porter la division sur celui-ci. 

Si la pulsion scopique est toujours convoquée, ce peut être pour marquer ou renforcer l’appartenance à soi. C’est sans doute quand l’image au miroir ne suffit pas au parlêtre pour assurer son rapport à son corps, qu’il a recours à ces procédés qui lui permettent d’affirmer sa liberté de disposer de son corps propre selon sa volonté. Là où un corps était donné au sujet en dépôt par ses géniteurs, l’inscrivant dans une filiation ou une « lignée », tel le personnage principal du film Le discours d’un roi – c’est un statut de propriétaire absolu que revendique le sujet contemporain, et ceci d’autant plus facilement que la science et son discours permettent de modifier à volonté le rapport qu’on peut avoir avec ce corps, jusqu’à exiger de la société les chirurgies nécessaires pour le faire changer de sexe si ledit propriétaire dit qu’il le faut. 

Je citerai ici l’anthropologue D. Le Breton pour qui les jeunes s’efforcent, par ces pratiques, de se donner « une cuirasse symbolique, une ligne de défense permettant de se séparer de [leurs] parents, de couper symboliquement le cordon ombilical » 5 ; c’est peut-être aussi, en filigrane, pour marquer de manière très informelle un rattachement à une communauté bien particulière : l’individu migre alors d’un groupe – famille, milieu ou groupe social « normé » – à un autre – punks, rockers, skateurs, métalleux… –, pour y inventer un nouveau type de lien social, dont la clinique nous apprend, au cas par cas, ce qu’il peut comporter d’illusions ou de mirages.



1. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 2005, p. 18.
2. Leguil C., « François Hollande ou les charmes de l’homme normal au XXI e siècle », Lacan Quotidien, n o 62, 18 octobre 2011.
3. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op.cit., p. 18.
4. Voir « La magie d’une seconde peau », Courrier International, n o 1092, 6-12 octobre 2011, p. 50.
5. Le Breton D., « Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles », Paris, éd. Métaillé, 2002, p. 174-175.