En guise d’ouverture d’A Touch of Sin

En guise d’ouverture d’A Touch of Sin

Par Karim Bordeau

J’ai cru bon d’ouvrir la projection du film par une référence au texte du penseur chinois Mencius qui se trouve dans Les quatre livres (comprenant la Grand Étude, l’Invariable Milieu, les Entretiens de Confucius et de ses disciples, et les Œuvres de Meng tzeu) : « Ce qui fait défaut dans vos paroles, ne le cherchez pas dans votre esprit [; ce que vous ne trouverez pas dans votre esprit [], ne le demandez pas à la sensibilité. Il est louable de ne pas demander à la sensibilité ce qui ne se trouve pas dans l’esprit ; mais il ne l’est pas de ne pas chercher dans l’esprit ce qui fait défaut dans vos paroles. » Plus loin Mencius précise ce qu’il entend par le mot sensibilité : « Son action est très puissante, elle s’étend fort loin, nous dit-il. Si elle est cultivée comme demande, sa nature, si elle n’est pas lésée, elle étend son action partout sous le ciel. Elle prête secours à la justice et à la raison. Sans elle le corps est languissant ».[1] 

Dans son Séminaire XVIII, D’un Discours qui ne serait pas du semblant, Lacan évoque précisément ce passage dans les termes suivants : « Je ne vous indique cet étagement que pour vous dire la distinction qu’il y a, très stricte, entre ce qui s’articule, ce qui est du discours, ce qui est de l’esprit, à savoir l’essentiel. Si vous n’avez pas déjà trouvé au niveau de la parole, c’est désespéré, n’essayer pas d’aller chercher ailleurs, au niveau des sentiments. Meng-tzu, Mencius se contredit c’est un fait. Mais il s’agit de savoir par quelle voie, et pourquoi. »[2]

S’ensuivra en effet à partir de cette apparente contradiction, si on se place du point de vue de la logique classique, une étude très minutieuse du texte de Mencius, autour du hsing (la nature) et du ming (le décret du ciel). Ce qui amènera Lacan à situer autrement « L’instance de la lettre » comme raison de l’inconscient en nouant d’une nouvelle façon l’écriture et la parole. Une autre topologie s’annonce, où la lettre fait trou dans le savoir et bord du réel.

Le film A Touch of Sin a été une occasion de faire résonner ces paroles de Mencius, toujours si vivantes et actuelles. Anne Ganivet-Poumelec a su nous montrer en quoi le cinéaste, Jia Zhangke, fidèle à l’esprit de la lettre chinoise, privilégie la singularité contre « l’unification ». Ce que du reste la construction du film, en quatre parties étrangement agencées, montre d’une façon remarquable.

[1] Les Quatre Livres, in Œuvres de Meng Tzeu, Livre II, Chapitre 1, Traduction S. Couvreur S.J., Kuangchi Press, Taipei, Taiwan, 1972.

[2] Lacan J, Le Séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, Paris, 2006, p. 36.