La touche du sinthome

Le 21 janvier 2020 a eu lieu la projection de A Touch of Sin, film de Jia Zhang ke, au Patronage laïque Jules Vallès, suivi d’un exposé d’Anne Ganivet-Poumellec, membre de l’ECF. Un débat animé s’en est suivi avec un public très intéressé. La lecture de Confucius et du Séminaire XXIV de Lacan fut le fil conducteur de la préparation du débat, autour de l’écriture et de la poésie chinoise. A. Gannivet-Poumellec préleva dans le scénario du film cette pépite : « reconnais ta faute » et montra avec finesse et justesse la singularité de chaque personnage. Son analyse permit de croiser le discours analytique et l’œuvre d’art, ce qui est le but de ces rencontres du vecteur Psynéma.

María Luisa Alkorta

 

 

La touche du sinthome

Par Anne Ganivet-Poumellec

Jia Zhangke, né en 1970 à Fenyang dans la province du Shanxi, est un immense réalisateur chinois dont les films ont été d’emblée reconnus et récompensés sur la scène internationale.

Il situe comme marquant :

– la vision de son propre environnement, sa région le Shanxi, dans le film Terre jaune de Chen Kaige ;

– ce sont aussi les manifestations de la place Tian’anmen en 1989 qui le marquent profondément ;

– ajoutons une formation aux beaux-arts et une pratique d’écrivain, ainsi qu’une intense connaissance du cinéma où il se reconnaît des maîtres ou des pairs, comme Bresson, Misoguchi, etc.

Takeshi Kitano, réalisateur japonais de la génération précédente, le produit.

Avec Jia Zhangke nous sommes donc dans le cinéma et nous sommes projetés dans les bouleversements actuels de la civilisation chinoise ; autant dire que ces bouleversements et leurs effets saisis dans ses films sont autant de constatations de ce qui arrive d’une manière contemporaine.

A touch of sin, en écho probablement au film taiwanais A touch of zen, est aussi un titre qui oriente la lecture de ce film par la question des symptômes dans la civilisation.

« Sin », en anglais la faute, sera le dernier mot du film « reconnais ta faute » proféré par un personnage de théâtre.

C’est aussi par ce mot que le psychanalyste Jacques Lacan reconnaissait la trace du grec dans l’ancien français – le sinthome est aussi bien un écho qu’il prenait à la langue de James Joyce – ; donc A touch of sin, « la touche du sinthome » réalisée par les déambulations de quatre personnages, à la croisée des chemins, saisis chacun dans un moment crucial, où le réel fait effraction mortelle.

Chacun de ces personnages signe une singularité irréductible

En 2015, pour Au-delà des montagnes, J. Zhangke pouvait dire « qu’en Chine l’argent est au centre de tout » ; nous pouvons suivre pour chacun des quatre personnages le trajet et la fonction de l’argent.

Pour Dahai, il s’agit pour lui de se faire le justicier du vol de la mine, une privatisation à la hussarde, certes, mais nous voyons qu’il se fait le destinataire d’une revendication célèbre : « la propriété c’est le vol » ; c’est aussi absurde et cruel, cette confiscation privée que le sort du cheval cinglé par son abruti de propriétaire, le signifiant sert à l’injure et le tigre justicier ne se procure, par un sourire, qu’une satisfaction radicale et meurtrière.

Pour San’er, le tueur à gages, l’argent n’est pas le moteur de l’affaire, « je m’ennuie trop sauf quand je tire » et l’objet qui permet de tirer est le fétiche absolu. Sa femme trouve quand même une place auprès de cet homme « je ne veux pas de ton argent ».

Xiaoyu est le personnage le plus complexe du film dans le sens où elle va décrire un cycle complet : c’est celle qui va advenir à une position de sujet.

On comprend que c’est une femme aimante plutôt soumise qui en arrive à dire ce qu’elle veut – un enfant –, et présenter son homme aux anciens ; le dire ne suffit pas, elle en est loin, mais elle se retrouve dotée du couteau (de son amant) qui passe ainsi du statut d’éplucheur à celui d’arme blanche (le couteau).

L’argent est celui de l’arme – « je te tuerai avec mon fric » –, mais aussi celui qui soutient le travail des femmes : la mère de Xiaoyu, avec qui elle peut parler et qui est intelligente, lui indique la ville comme moyen de sortir du lot.

La scène du crime est d’une beauté formelle renversante. Sortie de l’instant où elle est habitée par le geste qui la sauve et par lequel elle survit au prédateur, elle téléphone à la police, c’est-à-dire qu’on sait, là, qu’elle n’est pas folle. Sortie de prison, elle croise une femme qui a ; elle n’est qu’un visage blanc qui n’a pas encore de marque, la scène de théâtre où l’acteur-actrice avoue son crime et pleure en scène lui propose un manque : « reconnais ta faute » où elle peut loger le sien ; l’actrice Zhao Tao est d’une expression sublime où nous voyons s’inscrire sur le visage page blanche toute l’expression d’un sujet qui existe.

Entretemps et en écho avec la question du suicide des animaux, un quatrième personnage se sera glissé, Xiaohui, celui qui ne veut pas payer pour avoir causé l’accident de son ami et qui cherche l’amour ; mais ce qu’il a, lui, c’est une mère insatiable et dont la voix vorace ordonne d’envoyer de l’argent ; cette mère ne lui laisse aucune chance : il se tue non sans avoir croisé cette jeune prostituée qui survit d’avoir pu élaborer cette défense –« dans mon métier l’amour n’existe pas, j’ai une fille à élever ».

Notons que ce quatrième personnage, dont J. Zhangke pouvait dire dans un interview qu’il était plus proche de lui, est enserré dans le laps de temps nécessaire pour que l’héroïne jouée par Zhao Tao puisse écoper de sa peine de prison et ressortir pour donner un final somptueux et quasiment de structure au film.