Comme dans un mauvais film…

Par Soledad Peñafiel

De loin on regardait l’épidémie. Ça arrivait aux autres, particulièrement aux italiens, qui étaient vraiment touchés par le Covid-19 qui avait son origine en Chine. Tous ces morts, tous ces malades… ça dévoilait quelque chose d’improbable, d’impossible. C’était comme regarder un mauvais film, on regardait mais sans croire vraiment que ça puisse se reproduire ici. On regardait de loin les horreurs que produisait cette nouvelle « grippe », parce que d’abord c’était qu’une grippe et comme toute grippe il y avait toujours des morts. On avait du mal à imaginer que quelques jours après, l’OMS déclarerait le Covid-19 comme une pandémie. Mes patients ne me parlaient pas de ça, c’était un autre registre qui ne faisait pas effraction, pas encore. Même moi pendant longtemps j’ai cru, j’ai souhaité, j’ai désiré que le congrès de l’AMP ait lieu comme si de rien n’était, ce moment riche de notre formation où on se met au travail, où on se laisse enseigner.

La situation a commencé à tourner petit à petit. Au cabinet médical où je suis installée on commençait à mettre la distance, on ne se faisait plus la bise, on avait des discussions sur les masques – les porter ou pas ? –, et moi toujours un peu réticente : « porter des masques ? Un psychanalyste ? » Le soir du jeudi 12 mars une de mes patientes m’annonce que les écoles vont fermer : là il n’y avait plus de doute, on commençait à jouer ce mauvais film, on était en plein dedans. Il n’y avait plus de doute pour personne, un réel nous tombait dessus. C’était impossible de continuer à regarder de loin. Cette pandémie venait aussi toucher nos êtres, nos corps, nos souffrances.

Quelques jours plus tard on recevait le mail qui confirmait ce qu’on savait déjà, le congrès de l’AMP ne pourrait pas avoir lieu, pas encore. Quelques jours après, Emmanuel Macron annonce un autre supposé, la France rentre dans un confinement, comme ses pays voisins. Alors, une phase improbable, impossible et surtout inconnue s’est ouverte devant nous. Au début personne ne savait comme faire avec ces nouvelles règles de vie. Mais on avait bien cerné : notre pratique était interdite, il fallait faire avec ça, il fallait inventer quelque chose. Pas de consultations, pas d’analyse en mettant notre corps. Mais il fallait continuer, prendre à la lettre ce que voulait vraiment dire « restez chez vous. Sauvez de vies ». Malgré la pandémie, malgré le confinement la vie continue et mon désir aussi. Pas question d’arrêter mon analyse, pas question de ne pas continuer à consulter, mais il fallait faire d’une autre manière – ce qui n’est pas si simple pour moi. Continuer mes consultations par téléphone ce n’est pas si évident, puisque je dirais qu’on peut tomber plus facilement vers le versant thérapeutique. Comme l’a dit Antonio Di Ciaccia dans l’extrait d’une entrevue publiée dans Lacan Quotidien : « le psychanalyste, au-delà de savoir répondre, se trouve incarner la présence réelle de l’objet qui sert à l’analysant pour que l’inconscient dise ses raisons – raisons qui sont à la base de la répétition du symptôme »[i]. Mais voilà toute ma difficulté, comment ne pas répondre s’il n’y a pas mon corps ? Comment incarner dans ma position ce que Jacques-Alain Miller avance en disant que la présence du corps de l’analyste incarne la partie non symbolisable de la jouissance ? 

Je pense en particulier au cas d’un petit garçon qui est amené par sa mère à cause de ses crises qui sont devenues invivables pour toute la famille. Ce petit garçon est venu pendant quelques mois et, sans donner d’explication, sa mère avait arrêté le suivi. Mais il y a quelques jours elle reprend rendez-vous, puisque pendant le confinement les crises sont encore plus insupportables. Cette mère veut que l’autre lui dise comment faire pour arrêter cet enfer tout en partant de la prémisse que personne ne peut l’aider. Ses questions sont très insistantes et le sont encore plus au téléphone. Elle veut une réponse prêt-à-porter ; de mon côté, j’évite de donner une réponse, tout en sachant qu’elle ne sera jamais la bonne. Finalement, quand on appelle quelqu’un, on veut forcément une réponse, même si c’est juste pour prendre des nouvelles. Voilà, cette mère voulait une réponse, mais justement en essayant d’éviter de la lui donner, cette séance m’a mise au travail.

Heureusement mon analyse et mon contrôle continuent, ainsi que les enseignements ouverts de l’École de la Cause Freudienne. Ainsi notre désir reste ainsi accroché à la vie.

[i] Di Ciaccia A., « La psychanalyse au temps du coronavirus », Lacan Quotidien, n° 881, 18 avril 2020, disponible sur internet en cliquant ici >>