Cosmos et cosmétique

Photo de Tyler van der Hoeven

Par Elisabetta Milan

Ad astra, en route vers les étoiles… Pourquoi le cosmos fascine-t-il tant les humains depuis toujours ? De manière à la fois surprenante et saisissante, Lacan nous donne des indications dans son « Ouverture à la Section clinique [1] ».

Dans ce texte, le terme « cosmos » apparaît tout d’abord dans un néologisme : « le monde est plus émondé qu’on ne pense. Il est cosmographié ». Ce terme forgé pour la circonstance nous met d’emblée sur la voie. Ainsi, les cartes du ciel des anciens cosmographiaient l’univers en cherchant à circonscrire dans une image un extérieur inconnu et angoissant. Face aux mystères de l’infini, l’homme traçait le contour d’une voûte imaginaire conçue sur le modèle du monde terrestre.

Lacan poursuit : « Le mot cosmos a bien son sens. Il l’a conservé, il porte sa trace dans divers modes dont nous parlons du cosmos, on parle de cosmétiques… Le cosmos, c’est ce qui est beau. C’est ce qui fait beau – par quoi ? En principe par ce que nous appelons la raison. Mais la raison n’a rien à faire dans le “faire beau” qui est une affaire liée à l’idée de corps glorieux, laquelle s’imagine du symbolique rabattu sur l’imaginaire ».

Étonnamment, Lacan associe donc « cosmos » et « cosmétique » à partir du beau, de ce qui fait beau. Le mot cosmos, en grec kósmos, nous renvoie au « bon ordre », à « l’ordre de l’univers » soit ce qui s’oppose au chaos. Cosmétique, lui, a pour étymologie kometikos, ce qui est relatif à la parure : le cosmétique fait « parure », il fixe le beau et défie la dégradation du temps. Lacan rappelle que pour les Grecs, le beau est en rapport avec l’ordre et la raison : la beauté physique est inséparable de la beauté morale et d’une valorisation de la pureté et de l’abstraction des figures sensibles[2]. Mais il s’inscrit en faux : « ce qui fait beau » ne tient nullement à la raison mais à l’idée d’un « corps glorieux ». Il s’agit d’un souci esthétique proche du soin cosmétique, qui vise à fixer le corps dans une beauté idéalisée.

Dans son cours « Silet », Jacques-Alain Miller relève que la statue grecque « dément la castration [3] ». Elle offre, souligne-t-il, « l’image d’un corps sans jouissance, d’un corps qui n’est pas travaillé par la jouissance [4] ». La statue grecque est l’exemple paradigmatique de cette image idéalisée du corps humain qui, dans une « suspension temporelle » s’oppose aux ravages inexorables du temps. Dans la statuaire grecque antique, « il y a comme une pénétration intégrale de l’imaginaire par le symbolique, mais aussi bien une domination du symbolique par l’harmonie imaginaire – et ce, sans reste ! »

Cette harmonie imaginaire nous renvoie à l’idée du cosmos comme sphère. L’image de la voûte céleste du monde antique est le fondement du modèle intuitif de formalisation de l’univers, et du sujet aussi bien, dans une sorte de parallélisme entre microcosme et macrocosme.

Comment dès lors représenter le corps ? Contrairement aux imageries de l’harmonie parfaite (sphérique), c’est à partir du trou qui vient creuser la sphère en la transformant en tore.

De même, on ne peut interroger ce qui structure la révolution des astres et des planètes autour du soleil si l’on reste dans un système sphérique, c’est-à-dire fixé du côté imaginaire. Lacan note que ce « monde conçu comme le tout, avec que ce mot comporte […] de limité, reste une conception – c’est bien là le mot – une vue, un regard, une prise imaginaire [5] ».

Il y a toujours un risque à se laisser aller du côté du cosmétique, à se faire aspirer par le faire beau, à « reglisser » dans le monde sphérique bien ordonné, « dans ce supposé d’une substance qui se trouve imprégnée de la fonction de l’être [6] ».

Savoir résister à ces sirènes est une invitation à faire avec le réel de la clinique.

[1] Lacan J., « Ouverture à la Section clinique », Ornicar ?, n° 9, 1977, p. 7-14.

[2] Cf. Cassin B., Vocabulaire européen des philosophes, Seuil / Le Robert, 2004, p. 160.

[3] Miller J.-A., « Silet », cours du 12 juillet 1995. Ce cours a été publié dans The Lacanian Review, n° 8, novembre 2019, p. 22.

[4] Ibid., p. 24.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 57.

[6] Ibid., p. 58.