Dans l’après-coup des rêves dansants

 

Intervention à l’après-midi de projection-discussion Les Rêves dansants. Sur les pas de Pina Bausch, à la salle Jules Vallès à Paris, proposé par le collectif « Danse & Psychanalyse » de L’Envers de Paris, samedi 28 mai 2019.

 

Danser l’absence, avec Pina Bausch
par Sarah Dibon

L’affiche des prochaines Journées de l’École de la Cause Freudienne sur le thème : « Femmes en psychanalyse » – dans laquelle cet après-midi s’inscrit en tant que préparation –, vient d’être projetée à l’écran.

Cette affiche montre une femme voilée des atours d’une foisonnante végétation et, aussi bien, exposée, entre les rideaux d’une scène aux motifs contigus, dont les brassées du décor floral parcourent son corps ainsi paré. Si cette femme est seule sur l’affiche, elle n’en est pas moins accompagnée de mystère.

Partons du postulat qu’on ne peut pas parler de la femme sans son rapport à l’homme et à l’Autre sexe(1). Dans son Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine, Lacan évoque le chemin qui est celui de la sexualité féminine, du point de vue de son rapport au manque du père, au père en tant qu’il est finalement faillible, pas tout puissant. « Pourquoi ne pas admettre en effet que, s’il n’est pas de virilité que la castration ne consacre, c’est un amant châtré ou un homme mort (voire les deux en un) qui, pour la femme, se cache derrière le voile pour y appeler son adoration »(2).

J’ai trouvé particulièrement frappantes les références centrales à un père (ou grand-père), dont la mort a surgi brutalement, par les jeunes filles du film-documentaire, Joy et Kim. Entre les répétitions de Kontakthof, chacune parle ainsi des effets de ce surgissement de l’horreur d’un réel, dévoilant d’une manière radicale cette faille dans l’Autre. Joy évoquant notamment avec beaucoup d’émotion son regret que son père ne puisse pas venir la voir danser comme il venait la voir jadis lors de ses récitals.

Une fille peut venir articuler son propre désir au désir de reconnaissance par le père, en incarnant la place d’un idéal du père. Mais l’amour du père atteint sa limite de donner à une femme ce qu’elle n’a pas. La question qui vient au premier plan alors est celle du désir de l’Autre.

Les danseuses Jo et Bénédicte constatent avec les adolescents que ce n’est pas facile pour eux de s’approprier les rôles, puisque Pina Bausch les avait créés à partir de la singularité de chacun de ses danseurs. Dans une scène du film, Jo demande à Joy de s’approprier son personnage : « il faut que ça vienne de toi », lui dit-elle. Et lui pose cette question : « La fille que tu joues, tu la vois comment ? » Elle répond : « Elle est triste mais elle essaie de le dissimuler. Elle a peu d’amis, c’est comme ça que je me l’imagine. Elle cache qui elle est vraiment. Elle se met en avant mais à l’intérieur elle est toute fragile. Elle est timide mais elle feint d’être sûre d’elle. »

A son manque, une femme peut faire prendre des formes diverses(3) : elle peut s’apitoyer, le boucher ou s’y engouffrer. Mais Joy, avec la danse de Pina Bausch, décide d’y prendre appui. Elle trouve alors son propre semblant et se l’approprie. Un semblant, non sans éthique, qui consiste en se faire être (manquant) pour l’Autre.

Puis on verra Joy devant le miroir, rayonnante, avec les apparats de la féminité, surprise de cette Autre à elle-même qui transparaît, avec sa belle robe de satin. Mais ce n’est pas un voile qui dénude dont elle s’est vêtue là, c’est un voile qui cache(4), qui masque son manque, son rien et, au-delà, ce qui ne se range pas dans la norme.

Kim, dont le grand père a été immolé par le feu, prendra elle aussi appui sur son manque, mais en le transformant différemment : en colère. Et elle constate d’ailleurs que son rôle lui ressemble. Dans une scène de théâtre dansé, propre à Pina Bausch, on la voit qui invective les autres d’une manière très convaincante : « C’est quoi ça, c’est n’importe quoi, tu te prends pour un ange ? […] T’es une femme, sors la poitrine et les fesses ! Montre tes formes ! Toi t’es un homme sors les épaules ! »

La particularité de l’œuvre de Pina Bausch est de nous faire apercevoir « un au-delà de la mascarade du désir », un au-delà de la limite de la norme « qui est un signe de l’absence de l’Autre »(5). Lors de cette expérience à travers la danse, elle a donné chance à ces jeunes femmes en fleurs de se servir de leur manque et de manier ce qui ne se recouvre d’aucun semblant. Un maniement chacune à sa façon, en dansant.

Rêves dansants
par Chicca Loro

Je souhaite partir d’un point évoqué par Sarah Dibon lors de son intervention. Elle nous rappelle que Pina Bausch pose des questions concernant de choses qui, le plus souvent, « ne sont plus ressenties que comme des clichés (…). Elle cherche ainsi un au delà aux réponses toutes faites ». Ainsi, Pina Bausch questionne et les danseurs répondent.

Alors, ce qui me touche dans ce documentaire est qu’il traite précisément des questions cruciales à l’adolescence et notamment de la rencontre avec l’autre sexe et la sexualité.

Jo, la répétitrice, nous rappelle souvent la difficulté qu’elle rencontre lorsqu’elle doit aider ces jeunes à « lever leur inhibitions », selon ses mots. Et ces inhibitions sont bien la marque de quelque chose de pulsionnel qui les embarrasse tous, mais chacun à sa façon.

Et cet embarras, ils arrivent à le « sublimer » sur scène, pourrait-on dire, à la fois sans trop se découvrir, mais tout en y mettant quelque chose d’eux-mêmes et de leur propre question. C’est très réussi. D’ailleurs Freud, ne disait-il pas que le seul destin réussi de la pulsion est la sublimation (a) ?

 (a) J. Lacan, Séminaire XI, édition de poche, p. 186. Lacan, citant Freud : «  La sublimation n’en est pas moins la satisfaction de la pulsion et cela, sans refoulement ».

 

 

(1) Naveau P., « La querelle du phallus », La Cause freudienne, n° 24, Paris, Navarin, juin 1993, p. 10.

(2) Lacan J., « Propos directif pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 733.

(3) Chiriaco S., « Le vide et le rien », Midite n°1, 30 avril 2019.

(4) Miller D., « Quand les femmes ne peuvent s’avancer que masquées », La Cause freudienne, op. cit., p.16.

(5) Palomera V., « Femme, semblant et corps », La Cause freudienne, op.cit., p.35.

https://www.femmesenpsychanalyse.com/2019/04/30/le-vide-et-le-rien/