De quel portrait le diable est-il le nom

par Ariane Chottin

Le diabolique est au cœur de l’homme et comme sur une bande de mœbius, il se mêle intimement à l’humain dans sa chair

Dans son lumineux petit livre Le portrait du Diable[1], Daniel Arasse pose la question du portrait et analyse, dans les traits prêtés au diable, une césure au moment du passage du Moyen Âge à la Renaissance.

La peinture moyenâgeuse, prise dans la mémoire artificielle façonnée par les prédicateurs médiévaux, produisait les scènes et les images du malin « les plus saisissantes possibles » afin qu’elles soient « agissantes ». La figure du diable se devait de capturer l’imaginaire et de semer la terreur, en lui « le caractère sacré du divin s’inverse monstrueusement ». Pour se garder de l’enfer et de ses supplices, seules les prières et l’imitation des saints pouvaient garantir de mettre le démon en fuite. L’image religieuse sert alors d’aide-mémoire auprès du public illettré ou savant : comme des images de propagandes, la mise en scène dépeint des diables immédiatement reconnaissables et capables de susciter une « horreur sacrée » inoubliable.

Il s’agit d’un portrait de l’abjection de l’Autre nous dit Arasse, « l’Autre de Dieu et l’Autre de l’homme, l’Ennemi » qu’il faut vaincre pour rester dans la communauté des élus, le Diable en étant « séparé » (diable vient du latin diabolus, qui sépare).

Progressivement cette séparation va évoluer à la fin du Moyen-Âge, au moment où la religion s’attache plus à la figure du Christ, le fils, et où le salut passe d’un statut collectif à individuel. Le rapport à la tentation s’intériorise peu à peu, la faute se déplace : on assiste à une «  personnalisation du rapport du chrétien au Diable », le diable est au cœur d’un drame moral, d’une lutte intérieure. La poussée de l’humanisme « porte alors un coup catastrophique à l’image traditionnelle du diable car il donne une dimension philosophique et artistique à cette intériorisation du Démon au point d’exclure du champ de la représentation sa figure monstrueuse objective ».

 

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© Salvatore Puglia

Cette nouvelle lecture voit bientôt fleurir une théorie médicale qui fustige la chasse aux sorcières, décrites non plus comme des êtres possédés par le diable mais comme des folles mélancoliques…

Ce renversement de perspective quant au diable s’accompagne du bouleversement apporté par l’arrivée de la perspective en peinture : une continuité s’ouvre entre l’espace des spectateurs et celui des personnages peints, ce ne sont plus des histoires mises en scène auxquelles le spectateur assiste, mais des émotions qui traversent les portraits, les complexifient et le touchent.

Le diabolique est au cœur de l’homme et comme sur une bande de mœbius, il se mêle intimement à l’humain dans sa chair.

Cette lecture de Daniel Arasse résonne à plus d’un titre avec le thème de notre journée et l’éclairage qu’y apporte la psychanalyse : au moment où surgissent « de nouvelles manifestations de la haine et de la pulsion de mort accomplies au nom de la religion » et leur cortège d’images conçues pour provoquer sidération et effroi, se rejoue bien cette tentative de rejet de l’altérité qui gîte au plus intime de soi dans l’Autre, comme le développe l’argument de Camilo Ramirez.

L’histoire complexe et riche de cette figuration peinte du diable, du déplacement du dehors de ce qui fait tâche, obscurité, horreur, vers le dedans, peut se poursuivre avec la lecture du portrait jusqu’au plus contemporain que développe Jean-Luc Nancy dans son livre L’Autre portrait[2] et où il souligne justement combien le mystère de cette altérité au plus intime de soi « le portrait ne le dévoile pas mais le révèle au contraire » dans sa complexité.

[1] Daniel Arasse, Le portrait du Diable, éditions arkhê, 2009.
[2] Jean-Luc Nancy, L’Autre portrait, éditions Galilée, 2014.