Désir de dormir et désir du rêve
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Désir de dormir et désir du rêve
Par Niels Adjiman
Si Freud s’attache dans L’Interprétation des rêves[1] à cerner l’essence de l’activité psychique du rêve, il ne faudrait pas croire que l’œuvre princeps clôt toute réflexion sur le rêve : elle est le fondement d’un édifice qui ne cesse en réalité de se construire, auquel Freud ajoute régulièrement de nouvelles pierres. C’est une de ces pierres qui est étudiée ici : intitulé « Complément métapsychologique à la doctrine du rêve »[2], l’article est publié en 1915, avec d’autres articles, au sein d’un ensemble au nom laconique de Métapsychologie[3].
Qu’est-ce que le rêve pour Freud ? Le règne du Wunsch, sans exclure la présence du Trieb : pour être précis, le rêve est « remplissement »[4] (Erfüllung) d’un désir (Wunsch) représentant dans son essence une revendication pulsionnelle inconsciente (unbewussten Triebanspruch) au moyen de restes diurnes préconscients. Tel est l’apport capital de L’Interprétation. Cependant, deux aspects du rêve conduisent Freud à poursuivre sa réflexion, et à la compléter : le premier se rapporte à la formation du rêve, le second à son point d’achèvement.
Partant de la célèbre formule d’Aristote selon laquelle le rêve est l’activité du dormeur, Freud note le caractère de fausse banalité, d’apparente évidence d’une telle formule. Mieux, il l’interroge et se demande si et dans quelle mesure sommeil et activité du rêve sont bien compatibles. Certes, c’est un fait que l’on rêve en dormant ; mais, à la manière de Zénon d’Élée qui examine au-delà de la réalité du mouvement sa possibilité même, Freud veut rendre compte de ce fait.
Or, sommeil et rêve semblent entretenir un rapport problématique, paradoxal. En effet, d’un côté, le sommeil explique un trait significatif du rêve. Celui-ci présente, à l’observation, la particularité « égoïste »[5] que la personne qui y occupe le devant de la scène est toujours la personne propre. Particularité dont Freud estime qu’il s’agit là d’une traduction directe de l’état de sommeil. Car passer de la veille au sommeil implique un « désinvestissement »[6] de la réalité extérieure, plus encore un retrait à l’égard des représentations qui préoccupent le psychisme, tant sur le plan préconscient qu’inconscient. Dormir, c’est opérer une rétroversion « narcissique »[7], condition libidinale de cet égoïsme dans la représentation. On reconnaît ici la présence, nouvelle dans la théorie, des catégories de libido et de libido narcissique, telles que Freud vient de les concevoir un an avant notre article dans « Pour introduire le narcissisme ». En ce sens, le sommeil est, après l’état de veille qui a vu la libido se nouer à des objets, un retour vers le Ich en vue de rétablir, selon Freud, « un narcissisme absolu »[8]. Notons, à titre indicatif, que, au sujet de cette notion de narcissisme, Lacan examine dans le Séminaire II[9] (du chapitre X au chapitre XIV) les rapports dans le rêve du moi et du sujet, s’interrogeant explicitement sur la pertinence d’une « régression de l’ego »[10] chez Freud.
Mais s’il y a pour une part compatibilité entre sommeil et rêve, il y a aussi pour une autre part contradiction, incompatibilité : loin de se concilier, désir de sommeil (Schlafwunsch) et désir du rêve (Traumwunsch) s’opposent. Le rêve fait même exception au sommeil, car il repose sur une excitation des restes diurnes et un soutien de ces restes par des motions pulsionnelles inconscientes. Or, comment cela serait-il possible s’il ne fallait pas précisément admettre que la libido ne s’est pas complètement détachée de la veille et au-delà des représentations indépendantes du Ich ? Il faut accepter l’idée que « la partie refoulée du système inconscient n’obéit pas au désir de dormir partant du Ich »[11]. Il y a donc, avec le rêve, effraction (Einbruch) dans le narcissisme, plutôt que traduction du narcissisme.
Face à ce paradoxe des rapports entre sommeil et rêve, il nous semble que la question posée est celle du statut et de la place – difficilement définissables – à accorder à cette instance que Freud nomme désormais clairement Ich. C’est une instance à laquelle il ne cessera de se référer jusqu’à son ultime article « Die Ichspaltung im Abwehrvorgang » (1938), traduit par le titre suivant : « La division du sujet dans le processus de défense »[12].
Le second aspect que Freud aborde est relatif à la phase d’achèvement de la formation du rêve : le passage à l’hallucination, c’est-à-dire le caractère halluciné du désir du rêve. Là encore, note Freud, il y a paradoxe. Car l’hallucination ne consiste pas seulement dans la présence à la conscience des représentations du rêve, mais dans la croyance en la réalité du « remplissement »[13] du désir. Or, comment peut-il y avoir excitation d’un système, précisément celui de la perception-conscience, alors qu’il est censé être non investi dans le sommeil ? Ce qui est mis en question dans le rêve est l’exercice de cette institution que Freud appelle « épreuve de réalité »[14] (Realitätsprüfung) et qu’il considère comme « l’une des grandes institutions du Ich : on voit mal de quelle façon cette institution peut être à la fois comme neutralisée, « levée »[15], et en même temps investie au point de donner l’illusion qu’il y a perception réelle, et de rétablir ainsi, selon Freud, l’ancien mode de satisfaction du désir.
L’explication de ce paradoxe, Freud la cherche, comme souvent, dans l’étude des formes dites pathologiques qui permettent, par leur déformation ou leur déviation, de révéler ce qui se passe sur un plan dit normal : c’est le cas de l’amentia, caractérisée par Freud comme confusion hallucinatoire aiguë. Celle-ci est réaction à une perte que le Ich dément (verleugnet) parce qu’elle lui est insupportable. Il y a alors rupture avec la réalité, élimination de l’épreuve de réalité. Usant du paradigme de l’amentia, Freud en revient alors à l’hallucination du rêve : il conclut que le même effet obtenu dans l’amentia par le démenti est produit dans le rêve par l’état de sommeil qui à sa façon « ne veut rien savoir du monde extérieur »[16].
On retrouve ici le rôle déterminant du Schlafwunsch, du désir de dormir. C’est lui qui, à partir du Ich, fait que la possibilité de l’épreuve de réalité est abandonnée.
[i]. Freud S., Interprétation des rêves, Paris, PUF., 1976.
[ii]. Freud S., Complément métapsychologique à la doctrine du rêve, traduction inédite en cours de publication, sous la direction de Suzanne Hommel.
[iii]. Freud S., Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968.
[iv]. Freud S., Complément…, op. cit.
[5]. Ibid.
[6]. Ibid.
[7]. Ibid.
[8]. Ibid.
[9]. Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1980.
[10]. Ibid., p. 187.
[11]. Freud S. , Complément…, op. cit.
[12]. Freud, La division du sujet dans le processus de défense, traduction inédite en cours de publication, sous la direction de Suzanne Hommel.
[13]. Freud, Complément, op. cit.
[14]. Ibid.
[15]. Ibid.
[16]. Ibid.