DU CORPS AU SEMBLANT, AVEC OU SANS LA TECHNOLOGIE NUMÉRIQUE
DU CORPS AU SEMBLANT, AVEC OU SANS LA TECHNOLOGIE NUMÉRIQUE
Au XIX siècle on pouvait, dans une foire, s’étonner d’écouter une voix enregistrée, émanant d’un fil muni d’un cornet qu’on portait à l’oreille. Suivront l’invention du gramophone et du téléphone. Freud évoque ces inventions et l’accent mis sur ces objets techniques au détriment de la satisfaction subjective[1].
Aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, à toute heure, et en quelque endroit que ce soit, nous pouvons contacter la personne de notre choix, et être contactée par elle, son et image compris.[2]
Si étroitement liés sur un même écran, le son, ou plutôt, la parole, et l’image, ont-ils pour autant le même statut ?
Voix sans double
La parole est symbolique en ce qu’elle est présence/absence de l’objet. Celle-ci, communiquée et entendue à distance grâce à la technique, nous voici, par là-même, aussi bien accoutumés à la présence/absence de l’interlocuteur. Lacan disait de l’interlocution au téléphone, que “le côté coeur, la conviction agissante d’individu à individu passe intégralement”[3]. La restitution de la parole par voie technique se passe du contexte environnemental où elle se produit. Au téléphone, nous n’avons aucune image. Elle reste, de structure, symbolique, qu’elle soit reçue en présence ou à distance. Et nous n’avons aucune peine à l’attribuer à la personne qui nous contacte. Aussi, la voix, sans présence corporelle, mais prise cependant dans le discours de la science, ne nous déconcerte plus. Pour autant nous avons du mal à la qualifier d’objet virtuel. Est plutôt virtuelle l’absence de la personne d’où elle émane, absence dont nous savons qu’elle peut se réaliser, à tout moment, en une présence, une fois franchie la distance qui nous en sépare. La voix qui porte ainsi la parole demeure un objet réel, elle en conserve la qualité, malgré sa décomposition en ondes physiques et leur recomposition, tel le médicament générique au principe actif identique à l’original. La voix n’a pas de double, lorsqu’une fois captée et émise, elle est transmise et entendue en temps réel par l’interlocuteur.
L’image virtuelle, dégradation de la présence.
La qualité de virtuel est par contre facilement rapportable à l’image. Pensons aussi qu’elle peut se rattacher à l’écriture phonétique. L’écriture est le tracé réel d’une virtualité, celle qui peut, à tout moment, à l’initiative du sujet lecteur, se réaliser phonétiquement en parole. Dans le même temps, elle en est une des mémoires symboliques. L’écriture transporte la phoné.[4]
L’image virtuelle, n’est pas, comme la voix, recomposition. Elle ne recompose pas la présence d’un corps. Elle est extraction technique, transposition des ondes de l’image produite par ce corps pour être ensuite transmise à distance et rendue télé-visualisable. L’image virtuelle est la doublure technologique de la présence du corps qu’elle représente. S’agissant de l’entretien analytique, elle est monstration, exhibition à l’écran, de cette présence, mais dégradée.
Soustraction du semblant
Cette dégradation touche plus particulièrement l’analyste. Car, de son corps en présence, à l’image, il y a déperdition. De l’un à l’autre il y a soustraction du semblant, de l’analyste comme semblant d’objet a. Le semblant n’a pas de longueurs d’ondes comme l’image ou le son ! Le semblant d’objet a, soit la position prise par l’analyste, échappe à la captation technique. Le semblant d’objet a attient à son corps comme présence, un corps évoluant dans son propre espace. “J’ai dit que l’objet a est un semblant d’être”.[5]
Pour cette cure dont la durée fut de deux ans et demi, une des coupures essentielles pour cette analysante, conjointement à la fin de séance, a été que les entretiens se déroulent, sans image, par téléphone. L’accent étant ainsi mis sur la parole symbolique et sa coupure, l’image du corps s’avérant impossible pour ce sujet. L’analysant a pu ainsi alors loger, dans ce manque du symbolique, son propre vide forclusif régulant, dans cette intersection, une libido débordante pour la localiser dans la voix, tout en étant en mesure de valider la fin de la séance proposée par l’analyste.
Lacan dans le Séminaire …Ou pire, formule que l’analyste occupe la position de semblant, lui permettant ainsi d’autoriser, sans dégâts, l’énonciation de l’analysant où gîte sa jouissance[6]. Ce semblant, précise-t-il, doit être manifeste, comme le masque de la scène grecque, pour pouvoir être le porte-voix de cette énonciation. Jacques Alain Miller, le reprend sur le versant du semblant d’objet a, place que doit tenir l’analyste.” ..l’analyste est en position de voir par-dessus l’épaule du patient, le fantasme qui l’oriente et qu’il a intérêt, pour tenir sa place d’objet a, à savoir quel objet c’est”’[7]. Si, comme l’a déclaré Antonio Di Ciaccia aux dernières journées de l’Ecole de la cause Freudienne[8], des séquences thérapeutiques peuvent être conduites par internet, il est par contre difficile de l’envisager pour une cure analytique.
[1] Freud S., Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, 1971
[2] Le 30 novembre 2024 s’est tenu un après-midi organisée par l’APSI ( Associazione Psicologi Italiani in Francia) conjointement avec le RECIF ( Rete di Ricercatori Italiani in Francia) sous le titre “ La clinique à l’épreuve de l’innovation” : Le puissant essor du numérique ne pouvait laisser indifférents les psychologues, les chercheurs et les professionnels du monde social et éducatif. Les nouvelles technologies, les dispositifs d’Intelligence Artificielle, capables de « dialoguer » avec les humains, nous fascinent et nous intriguent, mais en même temps nous inquiètent et nous poussent à nous interroger sur les répercussions que cette révolution dans notre époque a et aura sur nos vies ; ils nous poussent aussi à nous interroger sur les possibles relations de dépendance, de soumission, de domination qui peuvent en découler. Conscients que ce nouveau monde nous appartient et est destiné à grandir, nous nous demandons dans ce webinaire comment les nouvelles technologies peuvent s’intégrer à notre travail de psychologues, d’universitaires, mais aussi de parents, d’éducateurs ou de simples citoyens. Sera-t-il vraiment possible de remplacer bon nombre de ces fonctions relationnelles et sociales par des robots intelligents et parlants ? Loin de diaboliser la révolution numérique, nous souhaitons réfléchir aux transformations produites dans notre mode de vie quotidien et surtout comprendre quelle est la valeur et l’espace de la spécificité véritablement humaine pour nous dans ce nouveau monde.
[3] Lacan S., Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p.205
[4] Lacan S., L’identification, Séminaire IX, inédit, séance du 10 janvier 1962
[5] Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1978, p.91
[6] Lacan J., …Ou pire, op. cit., p.172
[7] Miller J-A, “De la fin de l’analyse dans la théorie de Lacan”, Quarto N°7, Décembre 1991, p.22
[8] Phrases marquantes, 54èmes journées d’études de l’Ecole de la Cause Freudienne, 16/17 novembre 2024