Du Tweet au Trait
Du Tweet au Trait
Par Rosana Montani-Sedoud & Marie-Christine Baillehache
Dans « Intuitions milanaises »[i], Jacques-Alain Miller part de cette formule de Lacan extraite de son Séminaire de 1966-1967 « La logique du fantasme » : « Je ne dis pas “la politique, c’est l’inconscient” mais tout simplement “l’inconscient, c’est la politique” »[ii]. J.-A. Miller pointe qu’il y a une agalma dans cette formule : « il y a manifestement dans cette formule un flash, qui surprend au moins un instant, avant de disparaître dans la nuit où tous les chats sont gris »[iii]. Il articule cet instant de voir agalmatique à la division de l’Autre entre l’Autre freudien et l’Autre lacanien.
La première partie de la formule, « la politique, c’est l’inconscient » correspond à la thèse freudienne structurée par le régime paternel et disciplinaire de l’Un du discours du maître. Dans sa seconde formulation, l’inconscient est le discours de l’Autre, Lacan, après avoir pensé la psychanalyse à l’époque disciplinaire, il soutient que l’Autre est articulé à la jouissance de l’objet a. Formulée en 1966, elle anticipe « la psychanalyse à l’époque impériale »[iv]. Cette dimension « impériale » de notre modernité est celle de la jouissance aux commandes et de « l’Autre qui n’existe pas » comme J.-A. Miller l’a mis à l’étude dans son cours de 1996-1997. Au XXIe siècle, l’Autre n’est plus la garantie de la norme nor-mâle opérée par le Nom-du-Père et la signification phallique. C’est une époque sans le binarisme symbolique avec son dedans et son dehors qui fait frontière mais avec le règne de la jouissance en « tant qu’elle n’a pas de contraire »[v]. Les différents modes de jouir y visent à se satisfaire sans limite. Le signifiant lui-même est devenu un opérateur de jouissance. Ainsi à notre époque de la globalisation, règnent les tweets instantanés, contradictoires, violents et vite oubliés. L’effet de jouissance du choc immédiat de ces mots tweetés font voler en éclat l’Autre de la grammaire et de la vérité.
L’écriture littéraire de Nathalie Sarraute est une écriture subversive qui remet radicalement en question l’intrigue, les personnages et leurs caractères typifiés du roman classique et troue l’Autre du discours commun établi prétendant assurer l’identité du sujet. Sa visée est de passer de la tyrannie du langage et de ses phrases imposées et chargées de sens à un lien nouveau entre le signifiant et la jouissance qui soit capable de créer une langue vivante et singulière. Son travail du rapport entre les mots et la jouissance qui les habite et les soutient, l’amène à prendre au sérieux le choc que certains mots exercent sur le corps. Dans son roman de 1997 Ouvrez, elle fait des mots ses personnages et se centre sur l’effet que certains mots exercent sur le corps en provoquant des sensations hors sens mais qui ne cessent d’en appeler au langage. Pour montrer cet impact des mots sur le corps, elle met en scène la rencontre impossible entre les mots qui figent la jouissance et la jouissance qui ne se satisfait jamais tout-à-fait d’aucun d’eux.
« — Qu’est-ce qui nous arrive ? Vous ne le sentez pas ?
— Moi je le sens… c’est d’entendre ces supplications, ces cris…
— On a perdu notre naturel, notre liberté de mouvement…
— On sautille, on veut paraître légers…
— Des petites balles de ping-pong…
— J’ai l’impression qu’on a l’air de jouer la comédie…
— On minaude…
— Il faut absolument que là-bas, de l’autre côté, il arrête d’appeler… Ne vaudrait-il pas mieux ?…
— Puisqu’il n’est pas possible de ne pas entendre ses appels, ses cris… eh bien, qu’il sorte enfin… mais en amenant avec lui toute une équipe…
— Oui, de secours.
— Vous allez ouvrir ?
— Ça vaudrait mieux, croyez-le… Qu’il sorte doucement… très doucement.
— Un mot très doux… familier… rien de menaçant… Il n’y a rien en lui qui effraie… il apporte avec lui des remèdes… très efficaces…
— D’autres viendront bientôt…
— Allons, on le fait… on ouvre…
— Attendez, encore un instant… ça fait si peur…
— Mais non, ne craignez rien, cela vaut mieux… vous verrez… Voilà… On y va…
— Oh non, ne faites pas ça….
— Non, non, n’ouvrez pas. »[vi]
Ainsi N. Sarraute met-elle en lumière que le langage ne saurait se passer de la jouissance et que la jouissance en appel au langage mais qu’entre le réel rebelle à l’impératif réducteur du langage et les mots, fussent-ils les plus doux, le rapport est toujours raté.
[i] Miller J.-A., « Intuitions milanaises » (1), Mental, n° 11, décembre 2002.
[ii] Ibid, p. 10.
[iii] Ibid.
[iv] Ibid, p. 17.
[v] Ibid.
[vi] Sarraute N., Ouvrez, Paris, Gallimard, 1997, p. 97-98.