Freud, Lacan, Hitchcock sortant de la caverne platonicienne…

Freud, Lacan, Hitchcock sortant de la caverne platonicienne…
par Karim Bordeau

Le texte qui suit noue les principales références textuelles et psychanalytique travaillées à l’occasion de l’étude de L’ombre d’un doute d’Alfred Hitchcock, sorti en 1943 ; film extraordinaire articulant de façon subtile la triade du doute, de l’ombre et de l’objet. L’allégorie de la caverne de Platon(1), peuplée de ses étranges ombres, est à cet égard un texte fondamental interrogeant la fonction de l’image dans le discours. Lacan y fera référence à plusieurs reprises dans son enseignement. Car il ne s’agit pas pour la psychanalyse de se libérer d’une illusion pour accéder à un réel qui serait au delà des mots : « Il ne s’agit pas de savoir à quels leurres imaginaires les mots donnent consistance en leur donnant leur cachet. Ce ne sont pas les leurres qui trompent, ce sont les mots. Mais c’est justement là leur force. Et c’est ce qu’il s’agit d’expliquer.»(2) Ce qui porte le doute et l’ombre du côté de l’objet et de la lettre.

Ombre et doute à l’entrée de la caverne…

Chacun sait que l’antinomie du doute est la certitude arrachée à l’angoisse dans l’action. Seule, en effet, l’angoisse, de tous les affects, est celui qui ne trompe pas : « la véritable substance de l’angoisse, nous dit Lacan, c’est le ce qui ne trompe pas, le hors de doute.»(3) Si bien que tout ce qui s’inscrit sous l’espèce d’une cause première, identifiée à une idée parfaite, par exemple chez Saint Anselme ou Descartes(4), n’est que l’ombre d’une cause plus radicale, insaisissable à la critique philosophique ou à une quelconque dialectique : « La certitude de l’angoisse est fondée, non ambiguë. La certitude liée au recours à la cause première n’est que l’ombre de cette certitude fondamentale. C’est son caractère d’ombre qui lui donne son côté essentiellement précaire.»(5) Freud montre que si le doute vient entacher, maculer le récit d’un rêve, ce doute même doit être intégré comme élément du tissage des pensées inconscientes(6). Selon Freud « dans » l’inconscient il n’y a, en effet, aucun degré de certitude. Le doute est donc une défense au regard d’une certitude plus radicale concernant un réel irréductible à une symbolisation(7). L’inconscient n’est ni l’ombre d’un doute, ni faible clarté : « Il est la lumière qui ne laisse pas sa place à l’ombre, ni s’insinuer le contour. »(8)

Cette ouverture, ce trou d’où quelque chose de l’inconscient se fait entendre, n’est pas sans écho à la fameuse caverne platonicienne, à condition de réduire celle-ci à la place de son entrée, « au regard de quoi on sait que Platon nous guide vers la sortie »(9) pour nous délivrer de la « fausse consistance » des ombres dont les mots seraient porteurs. D’où un rejet du poète comme déchet hors de la cité idéale de Platon : « Car le poète se produit d’être […] mangé des vers, qui trouvent entre eux leur arrangement sans se soucier, c’est manifeste, de ce que le poète en sait ou pas. D’où la consistance chez Platon de l’ostracisme dont il frappe le poète en sa République ».(10)

Ombres et objets dans « le mythe de la caverne » de Platon

Dans son Séminaire Le transfert, Lacan compare la « consistance »(11) de nos sentiments à celle des ombres qui s’agitent sur la paroi de la caverne platonicienne, répercutant étrangement « la jaculation célèbre de Pindare » : « Rêve d’une ombre, l’homme ». De cette caverne on fait sortir par la force l’un des prisonniers pour qu’il aille contempler l’idée véritable. Si on regarde de près le texte il s’agit, dans un premier temps, d’une lumière aveuglante plongeant le prisonnier dans un chaos indescriptible et, dans un second temps, de la stabilisation des choses par la fonction de l’εἶδος, de l’image, accordant les mots aux choses et leur donnant un contour, conjurant ainsi les effets de l’ombre.(12) La fameuse injonction delphique au principe de la République de Platon : « connais-toi toi-même », Γνῶθι σεαυτόν, que l’on peut traduire aussi par « Occupe-toi de ton âme »(13), tourne pourtant autour d’une ambiguïté du statut de l’âme relevée comme telle(14) par Lacan qui ramène alors la fausse consistance de l’ombre chez Platon à sa raison topologique : soit un objet que coincent les trois consistances RSI, et qui, au corps ex-siste comme déchet. Dans son Séminaire Le désir et son interprétation(15) Lacan avait déjà montré ce lien topologique de l’objet petit a à l’ombre narcissique ou phallique, comme étant « l’ombre d’une vie perdue », poursuivie comme telle par Hamlet.

 L’ombre de l’objet et le narcissisme

Dans son texte Deuil et Mélancolie Freud montre que le sujet dit mélancolique s’identifie à l’objet « rejeté » : « l’ombre de l’objet, nous dit-il, tomba ainsi sur le moi »(16). Freud reprend à cet égard le « connais-toi toi-même » de Platon en des termes dont l’ironie n’échappera à personne : lorsque le mélancolique se décrit comme la dernière ordure, Freud formule qu’il pourrait bien en effet « s’être passablement approché de la connaissance de soi », que « le prince Hamlet tient en réserve pour lui-même et pour les autres.»(17) Dans la fable de Platon l’Idée comme principe du vrai est sensée dissiper l’ombre d’un objet dont il n’y a pourtant pas d’idée(18). Pour Lacan cet objet insensé s’apparente en effet à la logique, donc à la lettre, « c’est à dire que ça le rend opérant dans le réel, au titre de l’objet dont justement il n’y a pas d’idée »(19). C’est en quoi « l’allégorie du mythe de la caverne » reste une référence politique essentielle dans l’enseignement de Lacan : les effets du discours étant inséparables de la lettre comme déchet.

L’ombre de l’objet, dont le sujet peut être la proie(20), est d’une certaine façon celle de la lettre du discours, en tant qu’elle a un effet féminisant : L’ombre d’un doute d’Hitchcock est à cet égard enseignant.

 

(1)Platon, La République, GF Flammarion, Paris, 1966, p. 273, in livre vii.

(2)Lacan J, Le Séminaire, livre xiii, L’objet de la psychanalyse, séance inédite du 20 avril 1966.

(3)Lacan J, Le Séminaire, livre x, L’angoisse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 92.

(4)Descartes, Oeuvres philosophiques ii, Garnier, Paris, 1967, p. 446, in « Méditation troisième » et Saint Anselme, Sur l’existence de Dieu ( Proslogion), Vrin, Paris, 1992.

(5)Lacan J, L’angoisse, op. cit., p. 253.

(6)Freud S, L’interprétation des rêves, Presses universitaires de France, Paris, 1967, p. 379 ; Lacan J, Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, Collection Poche, Paris, 1973, p. 43-44.

(7)L’angoisse, op. cit., p. 188.

(8)Lacan J, « La méprise du sujet supposé savoir » note 1, Autres écrits, Seuil, Paris, p. 334

(9)Lacan J, Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 838.

(10)Lacan J, « Radiophonie » Autres écrits, op. cit., p. 405. Voir aussi le livre iii de La république de Platon où cet ostracisme est développé.

(11)Lacan J, Le Séminaire, livre viii, Le transfert, Seuil, Paris, 2001, p. 46 (pour « le mythe de la caverne ») et p. 442 (pour le poème de Pindare).

(12)Heidegger M, Questions i et ii, Paris, Gallimard, 1968, p. 446, in « Doctrine de Platon sur la vérité ».

(13)Le transfert, op. cit, p. 216.

(14)Lacan J, Le Séminaire, livre xiii, L’objet de la psychanalyse, leçon du 20 avril 1966, inédit.

(15)Lacan J, Le Séminaire, livre vi, Le désir et son interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller, Editions de La Martinière, Paris, 2013, p. 379, p 416, p. 441.

(16)Freud S, Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 156.

(17)Ibid., p. 151.

(18)Lacan, « La Troisième », Lacan au miroir des sorcières, La Cause freudienne, no79, Navarin, Paris, 2011, p. 15.

(19)Ibid.

(20)Écrits, op. cit., p. 31.