INTERNET SOUS TRANSFERT

Par Nayahra Reis

En novembre 2017, le numéro 97 de La Cause du Désir intitulé « Internet avec Lacan », s’interrogeait sur les effets de l’internet et de la technologie dans la subjectivité des sujets contemporains et sur les enjeux de la pratique de séances analytiques et de supervisons online, réalisée par certains courants analytiques en Chine et un peu partout dans le monde. Même si ces pratiques défendaient leur méthode en s’appuyant sur l’orientation de Lacan – d’après laquelle le seul médium de l’analyse, c’est la parole du patient –, tout cela nous semblait scandaleux et nos critiques portaient notamment sur le fait qu’une analyse ne pouvait pas se dérouler sans la présence du corps. Mais nous voilà en mars 2020, confrontés au réel de la pandémie du Covid-19, et en train de réinventer notre pratique du fait même de la mesure de protection – celle de la distanciation sociale, imposée par le risque de contamination. Dans un laps de temps très écourté, comme celui de la propagation du virus, nous constatons que de nombreux psychologues, thérapeutes et aussi de psychanalystes de l’ECF – exerçant en libéral ou dans des institutions – proposent des séances par téléphone ou vidéo via les applications telles que Skype, WhatsApp et FaceTime. Ceci étant dit, et en suivant le fil de notre orientation, quelle place pour la psychanalyse et que reste-t-il de la « confrontation de corps »[i] lors d’une consultation virtuelle, dans ce contexte inédit de crise sanitaire et d’urgence subjective, où l’Autre qui incarne l’internet semble emporter la bataille ?

 

 

Il est vrai que la technologie, dit Jacques-Alain Miller[ii], met en place des « modes de présence » inédits, où le contact à distance en temps réel s’est banalisé avec les smartphones, internet, etc., et où le corps est devenu lui-même « portable ». Dans ce contexte, ajoute-t-il, nous, psychanalystes, sommes fréquemment interrogés sur « Pourquoi ne fait-on pas une analyse par téléphone, puisqu’au moins on a la voix ? », ou encore, « pourquoi ne fait-on pas des analyses en vidéo-conférence, la vidéo-psychanalyse, si nous avons le support de l’image ? »[iii]. À ces questions, il répond que « se voir et se parler, cela ne fait pas une séance analytique »[iv]. Pour lui, « être là sans le corps n’est pas être là, ce n’est pas le vrai de vrai de la présence »[v], puisqu’elle ne comporte pas ce que caractérise la présence de l’analyste. Ce dernier, « dans sa présence, incarne la partie non symbolisable de la jouissance »[vi]. Autrement dit, dans une analyse, l’analyste et l’analysant ne sont pas là pour se voir. Bien plus qu’une confrontation d’images, c’est de la jouissance du corps dont il s’agit et, dans ce sens, « tous les modes de présence virtuelle, même les plus sophistiqués, buteront là-dessus »[vii], conclut-il.

Quelques années plus tard, Éric Laurent présentera une position en amont, étant donné les reformulations exponentielles des usages d’internet des dernières années. Pour lui, « l’analyste contemporain peut aussi se servir de Skype quand les circonstances ne permettent pas de faire autrement. Il y a des dits qui portent, même transportés par internet »[viii]. L’analyse, précise-t-il, « c’est tout ce que peuvent se dire deux corps parlants, deux parlêtres dans une rencontre inédite. Il faut se servir de Skype pour ensuite s’en passer »[ix] et pas s’y limiter. Voilà l’indication que nous livre É. Laurent et que nous aide à moduler notre savoir y faire notamment face aux conjonctures actuelles.

Rappelons que Lacan, dans son « Rapport du congrès de Rome »[x], avait jadis invité les analystes à ne pas reculer face à la subjectivité de son époque. Si les séances virtuelles sont devenues répandues dans notre champ en cette période de Coronavirus, cela indique non seulement que l’inconscient c’est la politique, mais aussi que les analystes qui s’y prêtent suivent Lacan, ne cédant surtout pas quant à l’éthique de la psychanalyse, appuyée sur leur désir d’analyste et le transfert.

Pour finir, il n’est donc pas question de considérer qu’une analyse par Skype ou WhatsApp deviendra l’usuel de notre pratique. Au contraire, tel que le dit J.-A. Miller, « plus la présence virtuelle se banalisera, d’autant plus précieuse sera la présence réelle »[xi].

[i]. Lacan J., Le Séminaire , livre XIX, … Ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 228.

[ii]. Miller J.-A., « Le divan. XXIe siècle. Demain la mondialisation des divans ? Vers le corps portable » (entretien avec Éric Favereau), Libération, 3 juillet 1999. Disponible sur internet.

[iii]. Miller J.-A., « L’inconscient à venir », La Cause du Désir, n° 97, novembre 2017, p. 108. Extrait de la leçon du 17 novembre 1999 du cours de J.-A. Miller, « L’orientation lacanienne. Le us du laps ».

[iv]. Ibid.

[v]. Ibid.

[vi]. Ibid.

[vii]. Ibid.

[viii] Laurent É., « Jouir d’internet », La Cause du Désir, n° 97, novembre 2017, p. 18.

[ix]. Ibid.

[x]. Cf. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.

[xi]. Miller J.-A., « L’inconscient à venir », op.cit., 1999.