La dérision du Dimanche de la vie

La dérision du Dimanche de la vie
Marie-Christine Baillehache

Hegel, dans La phénoménologie de l’esprit, établit que l’Histoire a un sens et que La fin de l’Histoire réalise en raison un État de Droit universel et homogène. Il y réduit l’homme à sa stricte détermination socio-historique et soutient qu’au moment de cet aboutissement, la singularité subjective se conjoint avec la pensée universelle. Pour satisfaire cette finalité, il dote l’homme d’un désir dont le pouvoir de négativer la donnée historique lui permet d’affirmer son propre Être.

Pour Hegel, tout homme a le désir de ne pas être ce qu’il est en tant qu’être donné, statique et de devenir ce qu’il n’est pas encore. Le désir hégélien est un acte conscient et libre de négativité qui veut se faire reconnaitre. Lorsque dans son cours à l’EPHE de 1933 à 1939 suivis par Lacan et R. Queneau, Kojève introduit en France la philosophie hégélienne, il reprend la dialectique du maître et de l’esclave aboutissant à La fin de l’Histoire qu’il situe à la victoire d’Iéna en 1806 par l’armée napoléonienne contre l’armée de coalition de l’empereur de Prusse Frederic-Guillaume III et du Tsar de Russie Nicolas II. Cette victoire installe en Europe le nouvel ordre militaire et juridique de l’État de Droit conforme au modèle de la Révolution française et marque l’aboutissement de la fin de l’Histoire ; les guerres qui ont suivis n’en étant que l’extension au reste du monde. Dans son « Introduction à la lecture de Hegel », Kojève centre la dialectique intersubjective du maître et de l’esclave aboutissant à la fin de l’Histoire, sur la négativité du désir et sur le désir de faire reconnaitre son désir par le désir de l’autre. Si, dans cette dialectique, l’esclave reconnait le désir de l’autre et ne voit pas son propre désir reconnu par cet autre-maître qui ne sait qu’affirmer son désir par négativité du désir de l’autre, l’esclave est aussi celui dont le désir négativant travaille à se libérer de son donné socio-historique, à se changer lui-même et à rendre son monde socio-historique plus adapté à l’idéal humain. De son côté, le maître reste attaché au monde où il vit et meurt avec lui. Pour Kojève, l’acte négativant du désir de l’esclave élimine le maître en créant un ordre nouveau réalisant l’État Universel et homogène où la libre individualité de chacun est reconnue par tous. À la fin de l’Histoire, les hommes ne sont plus ni maîtres ni esclaves, mais ils sont libres et partie prenante de l’État de Droit mondial. Ce que ce bonheur post-historique, enfin atteint, promet, c’est la fin de l’action négatrice du désir et de toutes guerres et l’avènement de l’homme Sage dont « la parfaite satisfaction [est] accompagnée d’une plénitude de la conscience de soi ».

Dans Les romans de la sagesse, Kojève fait l’éloge du roman de R. Queneau Le Dimanche de la vie et reconnait dans Valentin Bru, le Sage ayant atteint le bonheur de la fin de l’Histoire et consacrant « ses vastes loisir à l’identification du néant de sa certitude subjective avec le néantissement de l’Être-en-soi temporel ». Dans son roman de 1952 Le Dimanche de la vie, R. Queneau, qui édita en 1947 Introduction à la lecture de Hegel, tourne malicieusement en dérision ce bonheur du Sage possédant « la vérité dernière et absolue ». Il y fait équivaloir « le dimanche de la vie qui nivelle tout et éloigne tout ce qui est mauvais », cher à Kojève, au savoir absolu de la fin de l’Histoire en installant le Sage Valentin Bru devant une horloge.

« Il dut donc renoncer à développer son commerce et ce fut sa dernière tentative pour effacer son oisiveté. Il ne lui resta plus que la vacuité même du temps. Alors il essaya de voir comment le temps passait, entreprise aussi difficile que de se surprendre en train de s’endormir. Assis à sa caisse, il regardait la grande horloge fixée au-dessus du magasin de meussieu Poncier, et il suivait la marche de la grande aiguille. »

Pour Lacan, Valentin Bru est « l’avènement du fainéant et du vaurien, montrant dans une paresse absolue le savoir propre à satisfaire l’animal  […], le repos d’une sorte de septième jour colossal en ce dimanche de la vie […], la grande machine étant désormais réglée au dernier carat de ce néant matérialisé qu’est la conception du savoir». Reprenant la notion kojévienne du désir comme acte de négativation et comme désir de faire reconnaitre son désir, il en dénonce l’impasse imaginaire qui non seulement annule l’autre désir qui est désiré, mais surtout méconnait la dimension symbolique. S’il reconnait la dimension narcissique du désir de reconnaissance, il lui adjoint le désir de l’Autre symbolique. Au Moi, qui se situe à l’aide d’un autre désir et qui, par pur prestige imaginaire, aboutit à la néantisation du désir, il substitue le manque de l’Autre symbolique qui divise le sujet parlant et le laisse séparé de sa propre jouissance. À la fin de l’Histoire conduisant l’Homme à être un sage conscient de la vérité de soi et du monde, sans changement possible, il oppose la vérité de la jouissance pulsionnelle qui résiste à l’universel. Lacan contrecarre fondamentalement l’Esprit de la Raison universelle débarrassé de l’acte de négativité du désir avec le reste de jouissance pulsionnelle par lequel chacun trace son propre chemin de vie.