La fiction des Aliens dans le cinéma

Vecteur
Psynéma

par Karim Bordeau

La fiction des Aliens dans le cinéma

L’objectivation psychologique du sujet se drapant de celle d’un nouveau scientisme effréné trouve ainsi — et aujourd’hui sans doute plus que jamais, son répondant dans la haine de l’autre comme objet a

Le vecteur Psynéma explore depuis près d’une année une filmographie, quasi-exhaustive, consacrée aux Aliens. Nous avons pu constater que ce «phénomène alien» dans le cinéma répond d’une certaine façon aux phénomènes de ségrégation et de haine qui caractérisent notre civilisation et les époques dans lesquelles ils se manifestent. Le très célèbre film de Ridley Scott, Alien, sorti en 1979 est à cet égard un paradigme, une coupure dans l’histoire du cinéma, où sont montrés d’une façon remarquable les effets réels et angoissants d’une objectivation scientifique inhumaine des êtres parlants. The Thing de John Carpenter, sorti en 1982, offre dans cet esprit un éclairage supplémentaire, non moins saisissant. Quant à l’objectivation socio-psychologique des sujets, et leurs effets diffus de ségrégation, les différents films intitulés Invasion of The Body Snatchers — le premier de Don Siegel (1956), le second de Philip Kaufmann (1978), et enfin celui d’Abel Ferrara (1993) — sont très instructifs, montrant de nouvelles formes de concentration humaine sans extériorité: Le prochain comme «ennemi intérieur», selon la topologie moebienne, est à la fois dehors et dedans. Le film de Steven Spielberg La guerre des mondes (2005), mériterait à cet égard qu’on s’y attarde longuement, ce film ayant pour sujet les attentats du 11 septembre 2001 et cette topologie. Du reste, la plupart des films sur les aliens montre que la volonté de destruction inhérente à la passion de la haine s’inverse, s’aliène en une image spéculaire où la méconnaissance de cette volonté prend des formes inédites et se pare de nouveaux alibis.

Dès son premier séminaire Lacan indiquait déjà les ressorts topologiques de la haine. En effet, dans Les Ecrits techniques de Freud il montre en quoi celle-ci, comme passion située à l’intersection du réel et de l’imaginaire, vise à la destruction de l’être de l’autre, passion s’habillant aujourd’hui d’une objectivation psychologique pseudo-scientifique, dont il conviendrait de mesurer l’empan: «Si l’amour vise au développement de l’être de l’autre, la haine veut le contraire, soit son abaissement, son déroutement, sa déviation détaillée, sa subversion. C’est en cela que la haine, comme l’amour est une carrière sans limite[1] Rappelons ici que dans son texte Métapsychologie Freud emploie à cet égard les termes de «sentiments inconscients»[2] pour décrire les modalités contradictoires des manifestations de la haine, de la rage, ou de l’amour. Ce qui semble au premier abord paradoxal puisque un sentiment est par définition perçu, donc connu de la conscience. Mais la topologie du refoulement lève cette apparente contradiction, puisque celui-ci concerne en effet les signifiants amarrant les affects, lesquels, comme effets, sont séparés, métabolisés, déplacés, voire fous ; — d’où les embrouilles qui s’en suivent, plus ou moins accointées par ailleurs à l’ordre des valeurs établies par le discours du maître et le discours courant objectivant et psychologisant le sujet. Comparant notre époque à celles où «l’homme était plus ouvert à sa destinée», et où les sujets connaissaient mieux le sentiment de la haine (pensons à nos tragédies grecques), Lacan en vient alors à cette pointe paradoxale, qui n’est pas sans rappeler celles d’un Kierkegaard: «Néanmoins, les sujets n’ont pas, de nos jours, à assumer le vécu de la haine dans ce qu’elle peut avoir de plus brûlant. Et pourquoi? Parce ce que nous sommes déjà très suffisamment une civilisation de la haine. Le chemin de la course à la destruction n’est-il pas vraiment très bien frayé chez nous? La haine s’habille dans notre discours commun de bien des prétextes, elle rencontre des rationalisations extraordinairement faciles. Peut-être est-ce cet état de floculation diffuse de la haine qui sature en nous l’appel à la destruction de l’être. Comme si l’objectivation de l’être humain dans notre civilisation correspondait exactement à ce qui, dans la structure de l’ego, est le pôle de la haine[3] L’objectivation psychologique du sujet se drapant de celle d’un nouveau scientisme effréné trouve ainsi, — et aujourd’hui sans doute plus que jamais —, son répondant dans la haine de l’autre comme objet a, — le sujet comme petit a ne cadrant pas en effet avec les impératifs de chiffrage propres à notre économie moderne des marchés semblant sans limite.

Un autre aspect quant aux films sur les aliens mérite d’être ici souligné: c’est leur dimension biblique. Les références à la Genèse et aux évangiles sont en effet récurrentes, et plus ou moins patentes dans la filmographie que nous avons étudiée. Dans la Bible la représentation des démons sont à cet égard, par certains aspects, les prodromes de nos aliens dans la mesure où leur représentation imaginarise un noeud de jouissance. Freud a poser ce problème dans son texte «Une névrose diabolique au XVII ième siècle»[4] en montrant que l’appel au démoniaque comme tel est connexe à celui d’un nouveau maître réglant la jouissance, tout en l’exaltant.

Pour venir à la Journée de l’Envers de Paris, cliquez sur l’image ci-dessous :

© Salvatore Puglia

Kierkegaard, dans un texte très célèbre[5], montre en quoi le démoniaque comme modalité de la haine du singulier, connexe à une volonté d’unifier la jouissance comme système de valeurs[6] —, est nouée au «concept d’angoisse», lequel est lié pour notre philosophe danois à la problématique du destin comme désir de l’Autre, quand ce même destin est mis en suspens pour «l’Individu Isolé», alors incommensurable à l’idée d’une quelconque Providence. Kierkegaard pointe à sa façon les dangers d’une objectivation dénouée d’une éthique de l’action, — d’une objectivation folle et sans mesure, fuyant l’angoisse et la certitude subjective qu’elle implique. De la passion de la destruction de l’être qui s’en déduit, Kierkegaard donne des articulations quasi-algébriques, voire topologiques — avec des notations cliniques très fines: Affronté à l’ouverture de l’angoisse, l’être parlant extériorise sont «intériorité» la plus intime dans une «aliénation démoniaque» de sa responsabilité de sujet, où la liberté trouve sa limite dans la folie[7]: «Le critère ici du démoniaque, c’est l’attitude de l’individu devant l’ouverture: veut-il imprégner de liberté ce fait ancien, l’assumer dans la liberté? Dès qu’il ne le veut le phénomène est démoniaque. C’est une démarcation qu’il faut maintenir ferme ; car même celui qui veut s’ouvrir est cependant au fond de son être, démoniaque.»[8] Dans son texte «Du «trieb» de Freud et du désir du psychanalyste», Lacan, donnant un écho à ce dit, dénonçait in fine une certaine forme de nihilisme nous gardant «d’affronter le démoniaque, ou l’angoisse, comme on voudra.»[9] Le cinéaste William Friedkin est au passage le réalisateur qui s’est approché de la façon la plus subversive de cette problématique de l’angoisse et du démoniaque: The Exorcist (1973), Sorcerer (1977), Crusing (1980), Killer Joe ( 2011) sont à cet égard à voir ou revoir, le premier film cité nouant de façon subtile la volonté de transparence qui hante la science aujourd’hui et la jouissance féminine ; la façon dont Friedkin fait surgir la possession démoniaque dans le corps est remarquable.

Kierkegaard — Gilles Deleuze le pointe dans ses livres sur le cinéma[10] — aurait été un très bon cinéaste quant à sa façon de mettre en scène ses personnages, leur «profondeur» insondable, et les actions les caractérisant face à l’ouverture de l’angoisse, — en dénudant les discours dans lesquels les sujets s’objectivent comme «autre créature», comme alien.

Suivant ce fil, l’imagination des aliens dans le cinéma participe d’un fantasme: celle d’une autre race d’êtres parlants qui ne connaîtrait pas le péché originel, et qui serait indemne des effets de langage. C’est en quoi ces aliens sont souvent représentés dans le cinéma comme à l’état de nature et paradoxalement dotés d’une science dont la puissance est sans limite. Freud dans un texte de 1908 imagine à cet égard des aliens, comparés à l’occasion à des enfants (Cf. le film de S. Spielberg, Rencontres du troisième type(1977)), découvrant, un peu par hasard, notre planète: «Si nous pouvions renoncer à notre condition corporelle et, purs êtres pensants venant par exemple d’une autre planète, saisir les choses de cette terre d’un regard neuf, rien ne frapperait plus peut être notre attention que l’existence de deux sexes parmi les êtres humains qui, par ailleurs si semblables, accentuent pourtant leur différence par les signes les plus extérieurs.»[11] L’angoisse en effet — c’est l’enseignement de Kierkegaard, puisqu’il part dans son étude sur l’angoisse de la création divine de l’homme et de la femme — a partie liée au réel du sexe dont la psychanalyse montre l’irréductibilité et son nouage au symptôme. L’imagination ou la fiction d’une autre espèce d’êtres parlants: les aliens, répondent de ce réel.

Nous aurons l’occasion d’exposer nos travaux prochainement.

Karim Bordeau

[1] Lacan J, Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Editions du Seuil, Paris, collection Points, p.421. On retrouve cette même articulation dans le Séminaire XX, en y ajoutant que «la haine ne relève pas du plan dont s’articule la prise du savoir inconscient.» (Le Séminaire, Livre XX, Encore, Editions du Seuil, Paris, 1975, p.132.)
[2] Freud S., Métapsychologie, Editions Gallimard, 1968, p.81.
[3] Les écrits techniques de Freud, op.cit., p.422.
[4] Freud S, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Editions Gallimard, 1985, p.265.
[5] Kierkegaard S, Miettes Philosophiques, Le concept d’angoisse, Traité du désespoir, Editions Gallimard, 1990.
[6] Cf. «Le concept d’angoisse» (texte de 1844) , op.cit., p.307
[7] Lacan J, Ecrits, Editions du Seuil, Paris, 1966, p. 176
[8] «Le concept d’angoisse», op.cit., p.299.
[9] Lacan J, Ecrits, op.cit., p.854.
[10] Deleuze G, L’image-mouvement, Les éditions de minuit, Paris,1983, p.164. et p.185. Par exemple lorsque que Kierkegaard «scénarise» diversement tel passage de l’Ancien Testament (Le sacrifice d’Isaac) dans son livre Crainte et tremblement, en tenant compte du cadrage, de la lumière, de l’expression des visages etc.
[11] Freud S, La vie sexuelle, Editions P.U.F, Paris, 1969, p.16 in «Les théories sexuelles infantiles.»