La politique subversive de l’inconscient

La politique subversive de l’inconscient

Par Véronique Melul et Marie-Christine Baillehache

En 1965 dans « La science et la vérité », Lacan fait valoir que « nul langage ne saurait dire le vrai sur le vrai, puisque la vérité se fonde de ce qu’elle parle, et qu’elle n’a pas d’autres moyens pour se faire »[i], mais il reconsidère cette définition de l’inconscient comme la vérité du sujet, la vérité qui parle et interroge le rapport entre la vérité et le savoir : « Et revenir encore sur ce dont il s’agit : c’est d’admettre qu’il nous faille renoncer dans la psychanalyse à ce qu’à chaque vérité réponde son savoir ? Cela est le point de rupture par où nous dépendons de l’avènement de la science. Nous n’avons plus pour les conjoindre que ce sujet de la science. »[ii]

Si la science procède du symbolique, Lacan ne sépare pas la science du sujet structuralement divisé par le manque de l’Autre du symbolique qui ne peut nommer l’objet qui cause le désir inconscient du sujet, soit l’objet a. Désormais, il établit que la vérité de l’inconscient est cet objet a cause du désir. L’inconscient est cette vérité insue de sujet. Marqué du non-savoir, l’inconscient est antinomique à tout savoir formalisé en des systèmes symboliques sans reste.

C’est en se référant à Descartes, qui remet en question les certitudes établies et constituées de savoir, que Lacan nous rappelle l’innovation radicale qu’il a introduit dans la science. Aux vérités des écritures sacrées qui font autorité, Descartes oppose une exigence de certitude et procède à un vidage du savoir par le doute systématique jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de douter. Ce dont il est impossible de douter, Descartes le situe dans le cogito et c’est à cette place du cogito comme reste impossible à annuler par le doute que Lacan situe le sujet de la science : « Descartes saisit son “je pense” dans l’énonciation du “je doute”, non dans son énoncé qui charrie encore tout de ce savoir à mettre en doute. Dirais-je que Freud fait un pas de plus […] quand il nous invite à intégrer au texte ce que j’appellerai le colophon du doute […] Le colophon du doute fait partie du texte. Cela nous indique que Freud place sa certitude, Gewissheit, dans la seule constellation des signifiants tels qu’ils résultent du récit, du commentaire, de l’association, peu importe la rétractation. Tout vient à fournir du signifiant, sur quoi il compte pour établir sa Gewissheit à lui – car je la compare à la démarche cartésienne »[iii].

Lorsqu’en 1964 dans « Subversion du sujet et dialectique du désir », Lacan reprend la conception freudienne de la vérité refoulée qui fait retour comme savoir, un savoir qui interprète, déforme la vérité et ne peut jamais tout en dire, c’est pour faire valoir que non seulement il est possible de douter du savoir mais surtout que c’est en faisant agir son ignorance qu’il est possible de désirer savoir quelque chose de sa vérité. Ainsi, du côté du sujet, le sujet ne sait pas ce qui fait agir son désir de savoir ; et du coté de l’Autre, l’Autre ne peut prétendre à un savoir exhaustif sur la vérité du sujet : « La vérité n’est rien d’autre que ce dont le savoir ne peut apprendre qu’il le sait qu’à faire agir son ignorance. »[iv]

C’est dans ces années 1964-4965 de son enseignement que Lacan loge dans le manque de l’Autre un reste de vérité insymbolisable qui divise le sujet entre être et manque-à-être, entre signifiant et pulsion. S’il avait jusqu’ici résorbé la pulsion dans l’articulation signifiante S– S2, il fait désormais valoir que l’articulation signifiante laisse échapper un reste insymbolisable, l’objet a. L’objet a est la part de la pulsion qui échappe au symbolique. L’Autre est affecté d’une barre, de la barre de l’ignorance qui passe dans les intervalles qui séparent les signifiants entre eux et où se loge la vérité de l’inconscient comme objet a. C’est entre les signifiants que se situe le trou de l’Autre et que la vérité ne s’y manifeste pas seulement dans les lapsus, les oublis, les mots d’esprit, les symptômes mais aussi comme cause a du désir inconscient.

C’est en ce point de l’Autre barré et du sujet divisé que J.-A. Miller, dans son article « Intuitions milanaises », situe le lien entre l’inconscient et la politique : « Au départ, c’est un politologue plutôt lacanoïde qui définit la politique comme un champ structuré par S ([A barré]) où le sujet fait, dans la douleur, l’expérience que la vérité n’est pas une, que la vérité n’existe pas, et que la vérité est divisée. Et c’est une définition de la politique qui a toute sa virulence dans le moment que nous vivons, moment qui est tout de même dans l’ensemble un moment “post-totalitaire” »[v].

Dans le discours scientifique dominant notre époque, le savoir se voulant sans reste est prééminent et le sujet y est non divisé. Le sujet contemporain interroge le signifiant maître S1 et produit un savoir S2 dans lequel l’objet a est forclos. Dans le discours scientifique, le sujet ne fait pas agir son ignorance et ignore sa vérité comme béance du savoir. Le discours de la science contemporain veut ignorer que l’Autre a un trou. Il ignore ce qu’est le vide de l’Autre comme vérité du sujet et cause de son désir singulier. Il affirme que le réel de l’objet a est entièrement maîtrisable, calculable et mesurable. Allié au discours capitaliste, le discours de la science participe à la production d’objets a en toc qui viennent sans cesse combler le manque de l’Autre. Ces objets-lathouses sont autant de leurres de l’objet cause du désir inconscient du sujet. Le manque et le désir de l’Autre et du sujet sont obsolètes et la jouissance n’est plus régulée par la loi du désir mais par les nombres qui la norment de façon absolue. Dans notre modernité, le surmoi est devenu tyrannique, confrontant le sujet à du sans limite, de l’impuissance, de l’échec et de l’absence de joie de vivre.

Si la littérature dont l’objet est le langage, est un effort toujours recommencé pour écrire le réel radicalement hors-sens de l’objet a, elle n’éclaire la psychanalyse qu’à être prise à la lettre. C’est ce que nous continuerons de nous efforcer de déplier à partir de la visée littéraire de Nathalie Sarraute.

[i] J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 867-868.

[ii] Ibid., p. 868.

[iii] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 44-45.

[iv] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, op. cit., p. 798.

[v] Miller J.-A., « Intuitions milanaises », Mental, n° 11, décembre 2002, p. 12-13.