Alain Françon et La Seconde surprise de l’amour, de Marivaux

Alain Françon et La Seconde surprise de l’amour, de Marivaux

La pièce de théâtre, La Seconde surprise de l’amour de Marivaux, a été monté à l’Odéon, théâtre de l’Europe à l’automne 2021, par Alain Françon. La pièce de Marivaux repose sur une suite de revirements, de quiproquos au sein desquels circule un désir méconnu. Vers quel dénouement de tels agissements conduiront les personnages ? Leur amour-propre les conduit à des attitudes qui vont à l’encontre de l’attirance qu’ils se portent. Le tout se termine par la révélation de l’amour entre une Marquise et un Chevalier, ainsi qu’entre leurs deux serviteurs. La pièce met en scène la tromperie de l’amour : il faudra à peine quelques heures pour que les personnages passent des larmes de la perte de l’objet d’amour au ravissement d’un nouvel amour. L’histoire est frivole, sans grande surprise pour le spectateur habitué au vaudeville, bien qu’il soit parfois dérouté par les rebondissements dont il peut perdre le fil. Et pourtant, la prestation est réjouissante ! Le jeu des acteurs est vif, spontané, naturel. Le spectateur éprouve une liberté qui se déploie sur scène, une aisance des corps et une suavité de la langue.

De cette comédie écrite au XVIIIe siècle, Alain Françon, a su faire une pièce délicieuse résolument moderne. Le 20 novembre 2021, à l’issue de la représentation, s’est déroulé un échange entre Marie-Hélène Brousse, Hélène de la Bouillerie et Alain Françon : le metteur en scène y a livré des éléments de son art. Ce n’est pas tant le sens des mots que le rythme de l’écriture qui intéresse Alain Françon ; tout comme il lui importe de saisir les images de la mise en scène qui se dégagent du travail du texte.

En se référant à la mise en scène de La Double inconstance de Marivaux, qu’il avait créée il y a quarante ans, il a expliqué être passé d’une posture où le sens du texte le préoccupait à une autre où l’objectif consiste à « coller » au texte. Lors de cette première mise en scène, il s’était intéressé à l’action des personnages plutôt qu’à la langue de Marivaux : « Que font-ils ?», se demandait-il. Ceci le portait à remplir sans arrêt, expliquait-il : « J’avais peur du vide ». Non sans un sourire, il a mentionné en être même venu, dans une scène de chasse, à mettre un sanglier sur le plateau.

Aujourd’hui, Alain Françon s’efforce de serrer au plus près le rythme spécifique de l’écriture de Marivaux qui se caractérise par des blocs rythmiques qu’il s’agit d’identifier.  La ponctuation implique une rareté des points et la présence de points virgules suivis de lettres minuscules, pour signifier l’absence de points d’arrêt. « Tout faire pour que le rythme (de la phrase) advienne ». Cette démarche ne va pas sans une certaine « errance » autour des mots, explique-t-il. Ceci a pour effet de projeter l’auditeur dans un espace où le sens devient secondaire : l’intrigue est oubliée au profit de la jouissance de la langue. La complexité grammaticale faite de temps passés, de subjonctifs passe inaperçue pour le spectateur qui se glisse dans le plaisir d’une langue dynamique, vivante.

À une remarque de Marie-Hélène Brousse qui a relevé la force qu’il a donné aux mots mais également aux images, Alain Françon explique que les images retenues dans la mise en scène sont moins le résultat d’un calcul, d’une planification antérieure que celui de leur émergence au cours du travail sur le texte. Il insiste sur le rôle des accidents, c’est-à-dire des « images » qui s’imposent en amont, par hasard, dans l’élaboration du jeu. Les images peuvent être fortes et fructueuses pour autant qu’on les voit, ajoute-t-il ; « si on est aveugle, tant pis ! ». Pour illustrer son propos, il rapporte une anecdote : lorsqu’il avait monté Lagardère, un acteur avait laissé par erreur une chaise sous une guillotine en train de tomber ; d’abord de mauvaise humeur à cause de cette maladresse, il avait ensuite reconnu la justesse de cette erreur qui mettait ainsi en scène la place du décapité. Par la suite, il avait conservé cette image. La réceptivité à l’inattendu va de pair avec un travail réitératif inhérent aux répétitions où les acteurs connaissent leur rôle « au détail près » : paradoxalement, un cadre de « contraintes » ouvre aux acteurs « un espace de liberté » dans l’expression même de ce détail, précise-t-il. Des nouveautés « s’invitent tous les soirs », suscitées par les réactions du public.

Dans La Seconde surprise de l’amour, Marie-Hélène Brousse relève une image à laquelle elle donne une valeur de « cristal ». Ainsi, en est-il du moment où Hortensius, le lettré engagé pour distraire et conseiller des lectures, est remercié, parce que son discours ne s’accorde plus aux caprices amoureux de la Marquise et du Chevalier : des piles de livres s’effondrent alors qu’Hortensius se trouve à terre, dans une position de déchet, d’exclusion. Pour Alain Françon, ce n’est pas seulement l’homme Hortensius qui est jeté dehors, mais le savoir universel. Ce moment, mis en exergue par la mise en scène, constitue un retournement tragique dans ce dédale amoureux qui se joue entre les autres protagonistes. Selon Marie-Hélène Brousse : « (Hortensius) invoque Virgile, Ovide, Sénèque pour pointer combien ils sont maltraités, foulés au pied ». Elle ajoute : « Dans ce ravissement amoureux, cela fait trou noir… ».

La qualité de la mise en scène, permettant une grande liberté dans le jeu des acteurs qui disent ce texte difficile avec beaucoup d’aisance, donne l’impression que la pièce est toujours actuelle. C’est le fruit d’un long travail où le savoir-faire se noue à la singularité de l’artiste.

Bernadette Colombel