L’absence de guerre de David Hare

L’absence de guerre
par Hélène de La Bouillerie

La pièce se déroule au cœur du parti travailliste lors d’une campagne électorale en Grande Bretagne. Georges, le candidat, se présente comme un type intègre, un travailliste « pur » du genre à penser que son maître, c’est la justice, alors que celui des conservateurs, c’est l’argent. Mais il doit composer avec les techniques modernes de communication sans lesquelles il n’a aucune chance de gagner. Aussi doit-il se plier aux exigences de son équipe qui, au fil des sondages, modifie ou lui dicte sa conduite et ses discours.
Que peut-on dire, que doit-on cacher ? Certaines choses sont impossibles à dire sous peine d’impopularité. Pourtant, ce qui a fait la force de Georges est son authenticité et son franc parler. Par exemple, il n’a pas le droit de parler d’économie, au risque de ne pas être crédible. Il ne doit pas critiquer la droite sur cet aspect-là et doit même la soutenir publiquement sur le thème de « la Livre forte », car les sondages ont montré que « les gens ont peur de l’irresponsabilité de la gauche ». C’est la droite qui dicte le sérieux en politique économique, lui explique-t-on : impossible de dire autre chose, sous peine de passer pour des irresponsables.
Georges n’est-il devenu qu’une marionnette au service de son parti, guidé non par la force de ses convictions, mais par une stratégie électorale pour gagner « contre l’ennemi », au risque de se dénaturer et de perdre le sens de sa vocation politique ? On sent que cela va mal finir, le ressort tragique est lancé : Georges est un homme de défaite, il aime se mettre en retrait, reculer, parce qu’« il aime trop la tragédie ». On pourrait avancer qu’il y a une pente tragique et sacrificielle chez Georges. Pour éviter le moindre ratage ou lapsus, tout ce qu’il dit est préalablement écrit et il a consigne de ne pas s’en éloigner. Le problème, c’est que cette pente-là va l’amener à sacrifier jusqu’à son propre désir, au nom d’un bien, le Parti.
« Les mots sont aussi l’effet qu’ils produisent. » Cette phrase que Georges prononce pour se justifier de l’impossibilité de dire ce qu’il pense, l’inhibe complètement. Il ne peut plus rien dire puisqu’il ne mesure pas les effets de sa parole. Ou plutôt les sondages prétendent les mesurer immédiatement et il voudrait pouvoir les maîtriser… en vain.

Toujours quelque chose échappe. D’où l’horreur de son propre acte. L’analyste sait bien le risque que chacun prend à dire. Quand lui-même fait une interprétation, il ne sait pas à l’avance l’impact de ses paroles, il s’autorise néanmoins à parier sur l’équivoque, sur la surprise, et c’est uniquement dans l’après-coup qu’il peut en mesurer les effets pour l’analysant. Pas d’effet de surprise pour Georges. Il est de plus en plus mesuré. Tout se doit d’être calculé, décortiqué, anticipé, si bien qu’il en devient ennuyeux, convenu et attendu.
Georges finira par conclure sans que l’on sache s’il est sérieux ou non : « Je me dis qu’on n’a qu’à tous être conservateurs. Après tout, ils gagnent toujours […] si on adhérait au parti conservateur, on pourrait faire quelque chose. Je commence à croire que c’est ce qu’on a de mieux à faire. Pourquoi pas ? [Comment effectivement mieux égaler « l’ennemi » ?] Adhérons au Parti conservateur. Et ensuite, on y fout la merde ! » Foutre la merde, voilà ainsi ce qu’il reste quand on ne peut plus rien dire et qu’on est assigné à se taire !
Finalement, cette pièce pose dès sa sortie, en 1993, une question qui semble hanter notre époque. À l’heure du triomphe du capitalisme et du libéralisme, comment est-il encore possible d’être de gauche sans que la bataille ne soit perdue d’avance ?
En 2002, Jacques-Alain Miller livrait l’analyse suivante : « l’Homme-de-gauche, au fil du temps, s’avoue successivement ce qu’il savait déjà. Il s’avoue qu’il était réconcilié avec la consommation, et même qu’il en jouit. Il s’avoue qu’il était réconcilié avec la démocratie parlementaire, même ploutocratique. Il s’avoue qu’il était réconcilié avec le capitalisme et avec le marché, même si à reculons. […] Tout cela, bien entendu, avec des pincettes, et des correctifs, et des mines de dégoûté qui lui assurent qu’il ne se confond en aucun cas avec les affreux de droite, qui sont, eux, sans vergogne. Eh bien, l’Homme-de-gauche s’est avoué tant de choses qu’il ne lui reste plus qu’à s’avouer ceci, à savoir qu’il est mort. » C’est fort de ce constat qu’il propose aussi une autre voie : non pas tant donner consistance à l’Autre électoral, mais « manier avec délicatesse les paradoxes de l’inconsistance logique » et « se réconcilier avec la société du pas-tout ».

[1] Miller J.-A., « Tombeau de l’homme de gauche », Le Monde, 3 décembre 2002, disponible sur le site de Lacan Quotidien.

 L’absence de guerre de David Hare, mise en scène d’Aurélie Van den Daele au théâtre de l’Aquarium

Samedi 19 janvier 2019, représentation suivie d’un débat avec Aurélie Van den Daele et Jean-Daniel Matet animé par Philippe Benichou
Soirée organisée par le collectif Théâtre et Psychanalyse de L’Envers de Paris