Le corps imaginaire, le corps parlant et le racisme

Compte rendu de séance
de janvier 2017

par Philippe Doucet

LE CORPS IMAGINAIRE

Il y a une dimension imaginaire du corps qui n’est pas l’organisme dont s’occupe la médecine et dont Lacan fait le lieu d’inscription de la jouissance de l’objet a. On peut décliner ce rapport du corps à l’imaginaire en quatre points :

  • Le stade du miroir : le reflet spéculaire auquel l’enfant s’identifie lui donne une unité illusoire au morcellement.
  • L’articulation freudienne entre moi idéal et Idéal du moi relève d’un jeu d’images.
  • Le nœud borroméen accentue que c’est par le biais de son image que le corps participe de l’économie de la jouissance.
  • Le corps conditionne les représentations imaginaires (signifié, sens et signification) et l’image même du monde est sur le modèle imaginaire du corps.

Il y a des exemples de ces modalités imaginaires liées au corps dans le livre de T-N Coates. La première est l’agressivité qui découle du moi imaginaire dont le rapport à l’autre en « ou toi ou moi » met en jeu une peur du morcellement poussant à affirmer son image de pouvoir et de puissance, à réduire l’autre au même ou à le détruire partiellement.

Toutes les règles et les codes de la rue sont là pour affirmer que les noirs sont « les maîtres de leur vie, de leurs rues et de leur corps. » Protéger son corps est la mission essentielle de chaque noir.

L’économie de la jouissance liée à l’image du corps est toute entière centrée sur l’affirmation et la protection du corps contre « le plus grand danger » : « Les bandes de jeunes hommes qui avaient transformé leur peur en rage » et qui sont « capables de te briser la mâchoire, de te piétiner le visage, de t’abattre même, à la seule fin d’éprouver ce pouvoir, de se délecter de la puissance de leur corps. Et cette jouissance sauvage, ces agissements spectaculaires faisaient résonner leur nom. » Le corps et l’image du corps sont au carrefour du réel (le corps disloqué), de l’imaginaire (le pouvoir sur le semblable) et du symbolique (se faire un nom).

Les codes vestimentaires, les bandes, la violence, le monde entier s’organisent en cercles concentriques à partir du rond central, le corps de chacun. Comme chacun a peur pour son corps, le monde est vécu comme une menace contre laquelle chacun doit se protéger.

Cela a des effets sur la perception de la loi qui organise et structure les rapports humains entre noirs eux-mêmes. La loi du père est la première affectée par cette image du corps. « Mon père avait tellement peur. Sa peur je la ressentais dans ma chair, sous la brûlure de sa ceinture en cuir noir, avec laquelle il me donnait des coups chargés d’anxiété plus que de colère » p.33. « Soit c’est moi qui le bats, soit ce sera la police » p.34. Pas assez violent ou trop violent, le père bat son enfant pour le protéger de la Loi de l’Amérique. C’est « notre condition ; c’est le système qui fait de ton corps un objet destructible. » Même l’école et sa « fausse moralité » participe de ce système. Elle n’est pas perçue « comme un lieu d’apprentissage fondamental, mais comme un moyen d’échapper à la mort et à l’emprisonnement ». p.47 « Soixante pour cent des jeunes hommes noirs qui abandonnent le lycée finissent en prison. » Ce constat conduit Coates à « considérer la rue et l’école comme les deux bras d’un même monstre. »

Il faut se méfier des bandes, il faut également se protéger de la police censée assurer la sécurité des corps et surtout réussir à l’école pour ne pas revenir dans la rue à la merci des bandes et de la police. IL y a là comme une spirale infernale, un cercle vicieux dont le corps noir ne peut s’extraire. Il y a là aussi une contradiction interne que pointe Coates sous la forme d’un problème insoluble qui prend sa source dans ce corps noir objet, menacé de toutes parts, dans les familles par les parents, dans les rues par le semblable des bandes et paradoxalement par la police, auxiliaire de la Loi.

Si l’image illusoire du monde se construit pour chacun d’entre nous sur le modèle de l’unité du corps, quelle consistance peut bien avoir cette image pour le noir dans ces conditions? Le corps objet, qu’on craint dans toute situation et à chaque instant de perdre, ne crée-t-il pas une vision angoissante et absurde du monde ?

LE CORPS PARLANT

Dans « L’inconscient et le corps parlant », JAM part de ce qu’est la chair selon Descartes, sorte d’union du corps et de l’esprit, pour rappeler ce qu’en disait Lacan dans les Quatre concepts : « il évoque la chair qui porte l’empreinte du signe. Le signe découpe la chair, la dévitalise, la cadavérise, et alors le corps s’en sépare. Dans la distinction entre le corps et la chair, le corps se montre apte à figurer, comme surface d’inscription, le lieu de l’Autre du signifiant. » Donc ce qui fait mystère pour le corps parlant, « c’est ce qui résulte de l’emprise du symbolique sur le corps ». De la chair aux prises avec le signe, émerge le réel du corps parlant. « Notre esprit est notre chair. » p.110, écrit T-N Coates, nouant d’une façon singulière esprit et chair et affirmant un réel du corps qui s’impose à tous.

Au-delà des aspects imaginaires, T-N Coates souligne combien ce nouage particulier du symbolique et du corps affecte la chair noire de la destruction et du pillage. A cette affectation de violence du corps noir, T-N Coates donne son nom : le Rêve Blanc. « je savais, comme le savent tous les Noirs, que cette peur était liée au Rêve, à ces garçons insouciants, à ces tartes et à ces viandes rôties, à ces blanches clôtures et à ces verts jardins qui scintillaient la nuit sur nos écrans de télévision. » P.50 Il va un peu plus loin en dégageant le squelette symbolique du Rêve : « L’Amérique blanche est une sorte de syndicat, déployé pour protéger son pouvoir exclusif de domination et de contrôle sur nos corps. Parfois ce pouvoir est direct (lynchage), parfois il est insidieux (discrimination). Mais quelle que soit la manière dont il se présente, le pouvoir de domination et d’exclusion est au centre de la croyance dans le fait d’être blanc. Sans lui, « les Blancs » cesseraient d’exister, faute de raisons d’exister. » p.65

« Le Blanc » est une construction symbolique dont la jouissance innommable vise à affecter, à marquer, à cadavériser la chair noire pour détacher et s’approprier son corps. Contrôler le corps des Noirs c’est continuer à rêver d’être blanc. Pour qu’il y ait un Noir, il faut maintenir qu’il existe un Autre Blanc et c’est ce signifiant qui attribue au noir son corps, dès lors en danger d’être perdu. La « haine donne une identité » en faisant croire qu’être Blanc c’est « être un homme ». p.87

Etre noir dans une Amérique blanche est une création symbolique visant une emprise sur le corps de l’Autre. La consistance d’être blanc ne tient qu’au fait que le Noir puisse à chaque instant « perdre son corps ».

Prochaine rencontre
jeudi 2 février 2017
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