Le corps, l’identification–Ana Dussert
La prochaine Journée de L’Envers de Paris, Fantasmes contemporains du corps, affirme dans son titre que le corps relève du fantasme, mettant les fantasmes au pluriel afin d’indiquer leurs manifestations multiples et donc relatives au discours contemporain, dans la mesure où celui-ci érige, à la place de l’Un, un multiple hétérogène. Essayons cependant de saisir ce qui pourrait s’écrire du corps lorsqu’il s’énonce dans le registre de l’Un, faisant valoir que le multiple déclaré ne peut pas s’y extraire : non pas le Un unifiant l’image, les images, mais le Un accédant à la structure.
À la fin de son enseignement, Lacan affirmait ceci : « LOM cahun corps et nan-na Kun [1] », faisant allusion à l’artiste transgenre Claude Cahun dont on pourrait justement questionner la division des corps selon la différence des sexes comme paradigme – la duplicité des corps en fonction de la sexuation : le corps féminin, le corps masculin. Or, la phrase de Lacan ne suit pas la ligne de partage des corps selon les caractères sexuels secondaires, mais pose d’emblée le corps dans le registre de l’Un. Quel qu’il soit le corps, ou quelles qu’elles soient les manifestations des corps, on n’en a qu’Un. Au-delà ou en-deçà des fantasmes, le concept qui y donne accès sera donc celui de l’identification, car le fait que le corps s’énonce dans le registre de l’avoir – l’homme n’en a qu’un –, ce n’est que pour mieux dire : « J’ai ça, c’est son seul être [2] ».
Quel est donc cet être qu’on a, et qu’on n’en a qu’un ? Afin d’en dessiner les contours, faisons un petit détour par le séminaire Problèmes cruciaux qui s’organise autour de la question de la séparation de l’idéal et de l’objet, à travers le premier des trois types de l’identification que Freud a abordés dans Massenpsychologie, l’identification au père [3]. Cette identification mystérieuse est liée à la phase orale de l’organisation libidinale et se résume à une assimilation par l’incorporation que Freud considère comme une dévoration de l’image de l’autre. Cependant, Lacan affirme qu’elle « interdit de céder à la tentation de faire de l’identification première une affaire de représentation, d’image ». Il s’agit, au contraire, d’une « forme de matérialisme radical, dont le support est, non pas le biologique, mais bien le corps [4] ». Ainsi, l’incorporation de l’Autre constitue un corps qui n’est pas le corps cartésien, projeté dans l’espace, mais se rapproche de l’objet comme reste – chu de l’Autre au moment même de son incorporation. Lacan l’aborde avec la bouteille de Klein qui est une extension paradoxale de ce corps non spéculaire : un objet qui se construit en collant ensemble deux bandes de Möbius et en faisant le tour autour de leur propre corps. Une espèce de bouteille, donc une surface close, dont le goulot s’introduit dans son corps et rejoint son propre fond. Voici donc ce « matérialisme radical » dont le support n’est pas le biologique, mais précisément le corps.
Donnant corps à la coupure signifiante, la bouteille de Klein subvertit la problématique du rapport à l’objet, car dans la privation primordiale de l’identification par l’incorporation, ne se manifeste pas un pur creux, mais un résidu que Lacan appelle l’objet petit a et qui « modifie, incline, infléchit, toute l’économie possible d’un rapport libidinal à l’objet, d’un choix quelconque qualifié d’objectal [5] ». Disons que l’identification primordiale au père constitue le corps libidinal, irréductible à l’image ainsi qu’à l’ordre symbolique. Alors quels qu’ils soient les fantasmes contemporains des corps, traversés par les expériences subjectives, toujours hétérogènes, la psychanalyse s’oriente d’un corps qui « Un-carne » le reste. De ce fait, le corps est transversal à ce qui s’établit comme rapport à l’objet : le rapport au monde, ainsi qu’à soi-même.
[1] Lacan J., « Joyce le symptôme » (1979), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565.
[2] Ibid.
[3] Cf. Freud S., Psychologie des foules et analyse du moi, Paris, Payot & Rivages, 2012, p. 67-75.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XII, Problèmes cruciaux, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil & Le Champ Freudien, 2025, p. 177-178.
[5] Ibid., p. 187.