Le corps, pas sans la psychanalyse…

 

Les réunions du vecteur « Le corps, pas sans la psychanalyse » ont lieu au 24 rue Galliéni à Cachan, à raison d’une par mois et à des dates déterminées d’une fois sur l’autre. Contact : Geneviève Mordant, tél : 06 08 26 49 46.

Claude-Lucas Georges « Quand passent les grues cendrées »
« A l’orée de la saison sombre/Quand passent les grues/Qui volent vers la lumière »

 

Fictions, fantasmes et « langue des oiseaux »

par Geneviève Mordant

Dans la suite de nos réflexions, à propos du corps, sur notre rapport actuel au monstrueux et aux utopies, nous avons entamé un travail sur une mise en tension entre les fictions modernes et les sujets pris dans le monde d’aujourd’hui où la réalité est de plus en plus façonnée par l’accélération vertigineuse des productions d’une science mise au service des marchés.

Pour le dire autrement, si les fictions avaient de toujours fonctionné comme des formes de métaphores contingentes de la réalité, visant à neutraliser l’angoisse inhérente à la confrontation du parlêtre à ses impossibles ; si les élaborations fictionnelles, artistiques ou autres (comme la Science Fiction) pouvaient auparavant donner des repères fantasmatiques plus ou moins plausibles ; les avancées du savoir scientifique et des technologies permettent de les situer maintenant en place de certitudes : le monde fantasmé peut être traduit en acte, et passer dans la réalité. Ceci reviendrait d’une certaine manière à renverser la formule de Lacan « La vérité a structure de fiction », puisque la vérité serait identifiée, voire confondue, à la fiction.

Lors de notre dernière séance nous sommes revenus, dans un premier temps, aux fondamentaux pour discerner comment s’imbriquent les signifiants tels que « fiction », « réalité », « fantasme », « vérité », « réel », en tirant, comme d’un écheveau, sur le premier fil que constitue l’aphorisme lacanien. Nous avons suivi Lacan s’appuyant sur une « théorie des fictions » qu’il a délibérément dissociée de celle de « l’utilitarisme » défini par Bentham(1), pour en faire une lecture tranchée en faveur d’une conception symbolique radicalement langagière, linguistique plutôt qu’imaginaire, de la fiction.

Dans un second temps, pour illustrer ces réflexions nous avons débattu sur trois fictions rencontrées sur le thème des oiseaux, allant de l’exposition d’un ensemble d’œuvres plastiques et picturales de Claude-Lucas Georges sous le titre Quand passent les grues cendrées(2), à une lecture du livre de Tarjev Vesaas Les oiseaux(3). Ce roman poétique ou poème romanesque conte le désarroi d’un adolescent psychotique qui, interdit et fasciné par la passée, aussi incessante qu’inattendue, d’une bécasse au-dessus de la maison où il vit isolé avec sa sœur et dont sa vie dépend, manque de mots pour lui dire son attachement et son amour. Nous en sommes arrivés au cas d’un patient participant à l’un de nos ateliers à visée thérapeutique « Corps, Voix, Parole », qui avait préparé un texte intitulé La langue des oiseaux à donner dans son institution sous la forme d’une interview, en tant qu’une fiction destinée à « ceux qui ont l’oreille pour écouter les mots qui parlent aux maux de l’âme […] dans une langue subtile et volatile comme l’oiseau ».

Dans nos prochaines séances nous projetons de poursuivre nos réflexions sur les manières dont fictions et fantasmes, dans leurs déplacements et transformations au cours du temps, viennent frapper le corps. Nous commencerons par l’époque post-victorienne où Freud écrit Le roman familial des névrosés (1909), oeuvre où la subjectivité est construite dans une perspective œdipienne, dans un monde où politique et lois sociales sont bâties sur la prévalence absolue de l’hétérosexualité à dominance masculine (un homme et une femme déterminés par leur sexe biologique s’accouplent pour se reproduire et transmettre). Nous arriverons à la période la plus récente où les avancées de la science (FIV, PMA, GPA, et bientôt l’utérus artificiel …) ébranlent et liquéfient les notions de sexualité, d’union, de famille et de parentalité. Ces avancées impactent profondément la constitution de la subjectivité de chacun, de sa langue (sa lalangue) soumise aux effets de la politique, des lois et des nouvelles façons d’aborder les fictions qui façonnent notre vie en société.

 

(1) Cléro J.-P., Lacan, lecteur de Bentham, L’Unebévue 13, 1999.

(2) Georges C.-L., Quand passent les grues cendrées, exposition au Bateau Lavoir, décembre 2018.

(3) Vesaas T., Les oiseaux, Ed. Plein Chant, coll. Atelier furtif, 1990.