Le savoir de Zazie

Le savoir de Zazie

Par Rosana Montani

Raymond Queneau est un auteur présent dans le premier enseignement structuraliste de Jacques Lacan. Lacan et Queneau se sont rencontrés à maintes reprises, notamment entre les années 1927 et 1939, tant dans le groupe des surréalistes qu’aux cours d’Alexandre Kojève sur Hegel. Lacan a trouvé dans l’œuvre de R. Queneau, l’écrivain-philosophe, les questions que lui-même élaborait sur le savoir, la vérité et la dialectique du maître et de l’esclave.

Avec son roman de 1959 Zazie dans le métro, R. Queneau tourne en dérision l’homme du savoir absolu hégélien et introduit dans son écriture littéraire la langue parlée de tous les jours.

Le savoir absolu ou S(A).

Jacques-Alain Miller, dans son cours « Donc », donne au Savoir Absolu hégélien sa place de S(A)[i]. Dans Zazie dans le métro, Queneau donne à S(A) la forme des institutions en place, des symboles établis et des grandes figures de l’Histoire et il attribue à une jeune enfant, Zazie, l’audace de s’en affranchir. Les scènes subversives foisonnent. L’oncle de Zazie, Gabriel, propose à Zazie de voir : « le tombeau véritable de Napoléon, je t’y conduirai ». « Napoléon mon cul », réplique Zazie. « Il m’intéresse pas du tout, cet enflé, avec son chapeau à la con »[ii]. Et dans un autre passage du roman où il est question des « grandes personnes », du « bon éducateur » et de « condamner la violence » :

— Grandes personnes, mon cul, répliqua Zazie. Il veut pas répondre à mes questions.

— Ce n’est pas une raison valable. La violence, ma petite chérie, doit toujours être évitée dans les rapports humains. Elle est éminemment condamnable.

— Condamnable mon cul, réplique Zazie, je vous demande pas l’heure qu’il est.

— Seize heures quinze, dit la bourgeoise.

— Vous n’allez pas laisser cette petite tranquille, dit Gabriel qui s’était assis sur un banc.

— vous m’avez encore l’air d’être un drôle d’éducateur, vous, dit la dame.

— Éducateur mon cul, tel fut le commentaire de Zazie[iii].

Gabriel, en échos à Zazie, l’interroge à son tour et le remet en question au regard de la vérité. De quoi est-on absolument sûr ? « La vérité ! s’écrie Gabriel (geste), comme si tu savais cexé. Comme si quelqu’un au monde savait cexé. Tout ça (geste), tout ça c’est du bidon : le Panthéon, les Invalides, la caserne de Reuilly, le tabac du coin, tout. Oui, du bidon »[iv]. Dans un autre passage : « Au début, Gabriel médita, puis prononça ces mots : “l’être et le néant, voilà le problème. Monter, descendre, aller, venir, tant fait l’homme qu’à la fin il disparaît”. Un taxi l’emmène, un métro l’emporte, la tour n’y prend garde, ni le Panthéon. Paris n’est qu’un songe, Gabriel n’est qu’un rêve (charmant), Zazie le songe d’un rêve (ou d’un cauchemar) et tout cette histoire le songe du songe, le rêve d’un rêve, à peine plus qu’un délire tapé à la machine par un romancier idiot (oh ! pardon) »[v].

Zazie, l’unique enfant de ce roman, renverse les savoirs établis et les certitudes des adultes qu’elle rencontre, les embarquant dans ses péripéties au gré de ses envies les plus décidées. Elle veut prendre le métro en grève, porter des bloudjinnzes de contrebande et savoir si oui ou non son oncle Gabriel est hormosessuel. Ses répliques tranchantes coupent court au bla-bla des adultes et met fin aux dialogues avec une même et seule petite phrase, subversive, chargée de sexualité : « mon cul ». Zazie ne se laisse pas arrêter dans ce qu’elle veut et refuse qu’on l’assigne à une place fixée une fois pour toute. Dès son arrivée à Paris, elle est sommée de monter dans un taxi qu’elle trouve « moche » :

— Monte, dit Gabriel, et sois pas snob.

— Snob, mon cul[vi].

Plus loin avec un autre adulte :

— Tu es bien gentille de t’occuper de mes affaires, dit Turandot d’un air supérieur.

— Gentille mon cul, rétorqua Zazie[vii].

Et dans un autre dialogue avec Mme Mouaque, le personnage de la femme bourgeoise, qui s’adresse à Gabriel :

— Vous ne semblez pas très bien la connaître, cette enfant. On dirait que vous êtes en train de découvrir ses différentes qualités.

Elle roula le mot qualités entre des guillemets.

— Qualités mon cul, grommela Zazie[viii].

Ni snob, ni gentille, ni avec des qualités, Zazie réplique avec la force de sa pulsion.

Notre « savoir absolu »

Dans son cours du 12 janvier 1994, J.-A. Miller souligne l’écart radical qui sépare l’expérience psychanalytique du concept de Savoir Absolu de Hegel : « Lacan explique pourquoi Hegel fait défaut quand il s’agit de conceptualiser l’expérience analytique, dans la mesure où dans le savoir absolu, là où le réel est si bien conjoint au symbolique qu’il n’y a plus rien à attendre du réel, on trouve un sujet qui s’achève dans son identité à lui-même. »[ix] Et il soutient, en rupture avec ce Savoir Absolu » de Hegel, que « notre “savoir absolu” entre guillemets, c’est l’objet a »[x].

Avec Zazie qui renverse la table du savoir établi, qui ne veut rien comprendre de qu’on lui dit et qui réplique « mon cul ! » pour toute fin de non-recevoir, c’est cet objet a qui fait son entrée dans l’écriture littéraire de R. Queneau.

[i]. Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Donc », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 12 janvier 1994, inédit.

[ii]. Queneau R., Zazie dans le métro, Paris, Gallimard, 1972, p. 13.

[iii]. Ibid., p. 95.

[iv]. Ibid., p. 15.

[v]. Ibid., p. 85.

[vi]. Ibid., p. 11.

[vii]. Ibid., p. 26.

[viii]. Ibid., p. 98.

[ix]. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Donc », op. cit.

[x]. Ibid.