Le tsunami numérique et sa planétarisation

Par René Fiori

La planétarisation de l’uniformisation a trouvé depuis quelques années son accélérateur avec le « déchaînement du processus numérique »[i]. Ce déchaînement institue un nouvel ordre, où « le vivant est saisi par le numérique »[ii]. Cette « volonté anonyme » qui y « est à l’œuvre »[iii] introduit une nouvelle variante de la pulsion de mort. Le signifiant numérique n’est pas le signifiant du symbolique. « C’est un signifiant désymbolisé […] dévitalisé, […] désubjectivé »[iv]. Mais quels en sont les effets, tant l’abolition de la distance et de la durée fascine ? Il y a comme une magie des appareils numériques qui nous transporte dans un ailleurs virtuel.

Le symbole, sa distance et son temps

La structure de langage qui définit le sujet et le démarque de l’animal est tributaire du concept de symbole, symbole qui a « une valeur relationnelle »[v]. Ainsi l’étymologie du terme lui-même contient-elle la pratique qui avait cours dans la Grèce ancienne : objet coupé en deux, dont deux hôtes conservaient chacun une moitié qu’ils transmettaient ensuite à leurs enfants ; ces deux parties servant à faire reconnaître, par-delà les générations, les porteurs, et à prouver les relations d’hospitalité contractées antérieurement[vi]. Cette pratique du symbole ainsi posée entre deux sujets est tributaire d’un certain rapport à la durée temporelle, ici le saut des générations, et à la distance de leur éloignement ; ou leur séparation, fut-elle infime. Deux paramètres qu’efface méthodiquement la technologie, prenant la suite de la technique et de la mécanique.

L’espace réel comme lieu de la structure de langage

La distance et le temps, non traités par la technique, c’est-à-dire à l’œuvre et éprouvés par le sujet d’avant la science, plaçaient les objets dans un Autre espace dont l’amplitude accueillait certes le monde sensible, mais de plus les mondes nécessairement imaginaires quand ils relevaient du lointain, ou bien de l’inexistant. Seuls les mots qui les nommaient les présentifiaient, là où leur perception faisait défaut. Ainsi peut-on dire que le Réel qui loge la structure de langage s’assimilait à cet Autre espace pour s’y fondre.

Quelle est la distance qui sépare le mot « orange », symbole que je prononce, du fruit orange que j’ai devant les yeux, de l’objet perceptible ? Comment passe-t-on de l’un à l’autre ? On sent bien que le terme de distance entendue au sens quantitatif n’est pas approprié, qu’il y a une rupture de plan, un impossible. Il n’existe pas d’espace commensurable entre la scène du monde sensible et celle du symbole. Cet « espace » qui les sépare est un troisième terme de la structure de langage. Il est son réel, son lieu comme Autre.

La structure de langage prise dans son ensemble est savoir dans le réel, soit ce Réel qui fait lieu. Lequel est aussi ce Réel investi par la libido du sujet, prise à la fois dans le symbolique, l’imaginaire et le réel. Ainsi habite-t-elle cet espace, mais ramené, rabattu à un espace quantitatif ou qualitatif, seul espace représentable au gré du moi du sujet.

Il en découle que tout objet ou élément imaginaire, présentifié par le mot qui le nomme, un animal comme la licorne par exemple, ou tout élément qui se trouvait, dans l’antiquité ou le Moyen-Âge, dans un lointain inaccessible, telle une planète ou tel continent lointain inaccessible, n’intégrait ce réel de la structure du langage, qu’en étant imaginarisé, puisque non présentifiable. Autrement dit le lieu réel qui établit la structure de langage, séparant le mot « orange » de l’objet fruit, est le même que celui qui sépare le mot licorne de l’animal inexistant, ou le nom de tel continent lointain inaccessible Ce lieu n’est ni mesurable, ni quantifiable, ni perceptible. Il ne trouve son signifiant que du point de vue de la libido investissant la structure de langage : Φ, lequel est puissance, vitalité.

C’est donc la cohérence du système symbolique qui prévaut, au détriment de la distinction réalité / imaginaire qui, toutes deux, emportent une croyance similaire tant pour l’objet inexistant, que pour l’objet imaginé parce que dans un lointain inaccessible, et pour l’objet perçu en présence. Dans tous ces cas, le mot vaut nomination, où il faut entendre qu’il vaut aussi affirmation d’existence.

La suspension du jugement : une perception

Jacques Lacan, dans sa thèse sur le cas Aimée[vii] rapporte la démonstration que Spinoza développe dans L’Éthique pour y démontrer que « La suspension du jugement est donc en réalité une perception et non un jugement ». Ainsi un enfant qui s’imagine un cheval ailé et ne tient compte de rien d’autre, est une création imaginative qui implique l’existence du cheval. « Si l’enfant n’a devant lui que le cheval ailé, poursuit Spinoza, il doit nécessairement le considérer comme présent ». Spinoza pose à ceci la condition que « le garçon n’ait aucune perception qui puisse annuler cette existence ». Nous ajouterons, ce qui semble aller de soi pour Spinoza, que l’autre condition est que le mot symbole « cheval ailé » soit disponible et assimilé par l’enfant.

Virtualisation de l’espace

En abolissant la distance et la durée temporelle mesurables, mais aussi vécues, éprouvées réellement ou imaginairement, la communication technique et numérique (tout comme les véhicules à grande vitesse)[viii] dissipent aussi le sentiment de l’espace Réel, qui était leur envers comme Autre lieu pouvant loger les choses et les êtres lointains via le symbole, ceci en équivalence à ceux immédiatement disponibles pour les sens, tous présentifiés par le symbolique. Le symbole pondérait alors leur présence, sans différence aucune. Aussi la structure de langage, moins assurée, quant à son lieu Réel, ce trou où elle trouve sa vigueur, nous parvient-elle comme vitrifiée par une technologie qui ne nous délivre que les ersatz synthétiques d’image et de la voix détachés de l’autre. L’appareil technologique absorbe, digère l’espace. Il réalise dans l’imaginaire du sujet ce qu’Émile Meyerson notait pour la théorie de la gravitation : « l’action à distance est destructrice de l’idée d’espace »[ix].

Le stade des miroirs

Ainsi les images autant que les voix que nous transmettent à travers l’espace les appareils techniques ou numériques, en abolissant l’éloignement, nous démunissent, nous soustraient une part de l’espace Réel comme trou, lieu dynamique du symbolique. Du même pas, par cette même opération, alors que la technologie nous présentifie notre impuissance en ne nous présentant de l’autre que des objets synthétiques, digitalisés, elle suscite chez le sujet la poussée de la fascination, pulsion de l’écoute et du regard.

Ainsi réactualise-t-elle la logique du stade du miroir. « C’est en fonction de ce retard de développement que la maturation précoce de la perception visuelle prend sa valeur d’anticipation fonctionnelle. Il en résulte […] la prévalence marquée de la structure visuelle dans la reconnaissance »[x].

Terme à terme, le sujet placé en situation d’impuissance est hypnotisé par les objets voix et regards qui viennent ici à la place de l’image totale dans laquelle s’anticipait l’enfant. Il n’est plus question de forme et d’énergie[xi]. S’y retrouverait néanmoins un équivalent de la jouissance de la jubilation, de ce court-circuit ressenti comme bénéfice et cette fois homologué par l’Autre technologique. Le court-circuit venant à la place de l’anticipation. S’il n’y a pas « prématuration précoce de la vue », nous pouvons poser qu’il y a néanmoins surinvestissement de la vue et de l’audition, du regard et de l’écoute.

Dans le même temps, l’image de l’autre qui apparaît dans l’écran via un logiciel de type Skype© ou Zoom© nous présente tous les caractères d’un émoticône dynamique, lesquels sont comme absorbés par la machine, première destinatrice de ces messages.

[i]. « Le calcul du meilleur : alerte au tsunami numérique », entretien réalisé par Yann Moulier-Boutang avec Olivier Surel, Gilles Châtenay, Éric Laurent, Jacques-Alain Miller, Multitudes, n21, février 2005, pp. 195-209.

[ii]. Ibid.

[iii]. Ibid.

[iv]. Ibid.

[v]. Lacan J., « Du symbole et de sa fonction religieuse », Le mythe individuel du névrosé, Paris, Seuil, 2006, p. 31.

[vi]. Bailly A., Dictionnaire grec-français (1950), Paris, Hachette, 1981, édition revue par L. Séchan et P. Chantraine.

[vii]. Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932), Paris, Seuil, 1980, p. 294.

[viii]. Milner J.-C., « Les limites de l’écologie politique et le retour de l’État-Nation », La règle du jeu, 8 mai 2020, disponible sur internet.

[ix]. Meyerson E., Identité et réalité, Paris, Alcan, 1908, réimpression Nabu public, UK, p. 70.

[x]. Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 186.

[xi]. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Silet », enseignement tenu dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 29 janvier 1995, inédit.