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Psychanalyse & Littérature

LOLIT(a) : les deux faces du fantasme

Compte rendu séance de
novembre 2017

Au scandale que suscite, au Etats-Unis et en France, son roman Lolita, Nabokov répond avec Flaubert et Madame Bovary : « Le livre traite de l’adultère et il contient des situations et des allusions qui ont choqué le régime prude et philistin de Napoléon III. Le roman a même été cité en justice pour obscénité. Imaginez un peu cela. Comme si l’œuvre d’un artiste pouvait jamais être obscène. Je suis heureux de vous dire que Flaubert a gagné son procès. »[1] Interrogé de nombreuses fois sur son scandaleux roman, il soutient indéfectiblement son « mystérieux et déchirant roman » qui lui a couté « cinq années d doutes monstrueux et de labeurs diaboliques »[2] et il affirme que la littérature est « invention », « luxe pure et simple » qui n’a « aucune espèce de valeur pratique »[3]. Ce luxe, cette gratuité, cette jouissance de la langue visent, avec force, à scandaliser la langue usée des lieux communs et des préjugés et à déranger la banalité et les expressions toutes faites des langues de bois.

Avec son art très futile de jouir de la langue et son désir de créer sans cesse du nouveau, Nabokov écrit, avec Lolita, une énigme romanesque sulfureuse dans laquelle un homme de 40 ans, Humbert Humbert, fait d’une jeune fille de 12 ans, Lolita, l’objet de sa passion, jusqu’à la déchéance et le meurtre. Jugé et condamné pour son crime, Humbert Humbert décide d’écrire, depuis le trou de sa prison, sa relation avec Lolita allant de l’Idéal au ratage. Avec sa fiction diabolique et sa jouissance de la langue, Nabokov dresse le portrait d’un objet fantasmatique : la Nymphette. Objet féminin aguichant, exigent et dangereux ; mais plus intéressant et plus agréable qu’une épouse ; Lolita est l’objet d’un désir intensément transgressif, celui d’Humbert Humbert, son héros romanesque et son narrateur, mais plus essentiellement celui de Nabokov lui-même. Objet du fantasme comme tel, Lolita est l’objet par et pour lequel écrire « l’impacte d’une pensée voluptueuse »[4]. « Je ne lis ni n’écris de fiction didactique, […]. « Lolita » ne trimballe derrière lui aucune morale. A mes yeux, une œuvre de fiction n’existe que dans la mesure où elle suscite en moi ce que j’appellerai crument une jubilation esthétique, à savoir le sentiment d’être relié quelque part, je ne sais comment, à d’autres modes d’existence où l’art (la curiosité, la tendresse, la gentillesse, l’extase) constitue la norme. »[5]

Lolita est le roman d’un prestidigitateur dont le tour de passe-passe consiste à faire croire à son lecteur que l’objet plus-de-jouir de son fantasme est présent, attrapable au pied-de-la-lettre, alors même que toute fiction indique le rapport fondamentalement d’élision à l’objet (a). De l’illusion à l’élision, Lolita est un roman qui provoque plus le rire que le scandale. Et si Nabokov, l’enchanteur, s’y amuse à faire prendre à son lecteur des vessies pour des lanternes, c’est qu’il sait que sa fiction littéraire résulte d’une « inconsciente opération mentale »[6] passée à l’art du bien-dire. Toute entière accrochée sur « la faille du savoir »[7] , Lolita est une œuvre de langage qui vise le « frisson spirituel »[8]. La subversion véritable de ce roman est de révéler que « la vérité toujours s’insinue, mais peut s’inscrire aussi de façon parfaitement calculée là où seulement elle a sa place, entre les lignes. »[9] L’objet (a) plus-de-jouir cause du désir n’est jamais saisissable, jamais nommable en tant que tel. Il est l’objet à jamais perdu qui cause le jeu de la parole. Le rapport du sujet divisé par le langage à son objet n’est pas direct mais passe par le fantasme, fantasme que Lacan met au centre de la sublimation. Entre le sujet parlant et son objet de désir, il y a l’écart d’un scénario fantasmatique qui soutient le sujet comme désirant et comme sujet de l’inconscient. En 1958, dans son Séminaire VI « Le désir et son interprétation », Lacan relève comment Nabokov dans son roman Lolita rend compte de la structure du fantasme par la construction même de son roman. « l’important est dans la structure de l’ouvrage, et précisément dans le contraste éclatant entre la première et seconde partie, entre le caractère étincelant du désir tant qu’il est médité par le sujet durant quelque trente années de sa vie, et puis sa prodigieuse déchéance dans une réalité enlisée au cours du misérable voyage de ce couple à travers la belle Amérique, où le sujet se trouve démuni de tout moyen d’atteindre sa partenaire. C’est par là que « Lolita » présente toutes les caractéristiques de la relation du sujet au fantasme à proprement parler névrotique. »[10] Par sa construction en deux parties, Nabokov met en forme les deux faces du fantasmes. D’un coté, la Nymphette est pour Nabokov, via son héros romanesque Humbert Humbert, la forme narcissique spéculaire qu’il donne à l’érection de son idéal glorieux. Cet objet imaginaire phallique, il l’érige dés la première rencontre entre Humbert Humbert et Lolita. « et alors, sans que rien ne l’ait laissé présager, une vague bleue s’enfla sous mon cœur et je vis, allongé dans une flaque de soleil, à demi nue, se redressant et pivotant sur ses genoux, ma petite amie de la Riviera qui me dévisageait par-dessus ses lunettes sombres. »[11] ; « alors que je passais à coté d’elle dans mon travesti d’adulte (un superbe gaillard débordant de virilité qui débarquait tout droit d’Hollywood), mon âme frappée de torpeur parvint cependant à aborder les moindres détails de son éclatantes beauté, et je les comparai aux traits de ma défunte petite mariée. Par la suite, bien sur, elle, cette nouvelle, cette lolita, ma petite Lolita, allait complètement éclipser son prototype. »[12] D’un autre coté, cette érection phallique du sujet lui-même recouvre une autre dimension qui la dépasse et la bouleverse : « Mais dans mon âme terrestre, il n’y avait qu’une seule et unique pensée terrestre, telle une flamme intense que je protégeais […] du souffle de cette beauté grandiose qui m’entourait…cette pensée, cette flamme nue de la souffrance. »[13] Aux ailes du désir sur lesquelles le sujet croit assurer sa « dignité de sujet érigé »[14], Nabokov conjoint leur immanquable revers de souffrance réelle et irrépressible.

La dimension réelle du fantasme
« Las, je ne suis que Humbert Humbert, un grand type un peu maigrichon mais bien charpenté, à la poitrine velue, avec des sourcils noirs et touffus et un curieux accent, qui dissimule derrière son sourire alangui de petit garçon un plein cloaque de monstres pourrissants. Et elle n’a rien elle non plus de ces fragiles enfants que décrivent les romancières. C’est l’ambivalence de cette nymphette […] qui me fait perdre la tête. Ce mélange chez ma petite Lolita de puérilité tendre et rêveuse et de vulgarité troublante. »[15] « Que sont ici les objets du fantasme ? – si ce n’est objets réels. Tout séparés qu’ils soient du sujet, ils sont dans un rapport étroit avec sa pulsion vitale. »[16] Cet enjeu réel du désir, Nabokov le désigne et le manifeste par la coupure qu’il introduit dans et par son écriture romanesque. Coupure présente dans les discrètes mutilations entamant le corps de sa phallus-girl : « la folâtre gamine de douze ans, atrocement désirable de la tête aux pieds […], depuis les barrettes et le catogan noir retenant ses cheveux, jusqu’à la petite cicatrice sur la partie inférieure de son mollet lisse (là où un patineur lui avait donné un coup de pied à Pisky) »[17]. Coupure émergeant dans le « rêve ignoble, ardent, infâme » d’Humbert Humbert n’hésitant pas à tirer sur l’écran imaginaire de son fantasme : « J’imagine qu’il dégaina son 7,65 et colla un pruneau dans l’œil de sa môme. »[18] Coupure, avant tout, structurant le roman et produisant « une lumineuse et monstrueuse mutation »[19] par laquelle Humbert Humbert profite de la mort accidentelle de son épouse, Me Haze, pour piéger sa « proie »[20] dans un road-movie américain fatal où « de l’extase escomptée, il n’allait rien résulter d’autre que de la souffrance et de l’horreur. »[21] Ce que ces coupures symboliques opérées savamment par Nabokov dans la trame discursive de son roman introduisent, c’est l’objet du fantasme dans sa dimension de réel pulsionnel. « Le réel du sujet comme entrant dans la coupure, l’avènement du sujet au niveau de la coupure, son rapport à quelque chose qu’il faut bien appeler un réel, mais qui n’est symbolisé par rien – voilà ce dont il s’agit. »[22]

 Avec son roman de 1955 Lolita, Nabokov prend appui sur la structure du fantasme en tant que telle et produit, par son écriture même, la double face du fantasme. D’une part, il construit le rapport romanesque de son héros avec son objet phallique imaginaire du désir et d’autre part, en introduisant la coupure dans son récit et dans sa construction narrative, il récupère par l’écriture la jouissance de l’objet pulsionnel (a). Faisant passer la pulsion dans le jeu du signifiant, Nabokov fait « s’équivaloir le désir et la lettre. »[23] Au centre du scandale du roman Lolita, il ya le traitement érotique du réel par la lettre, d’un écrivain. « Oh, ma Lolita, je n’ai que des mots pour me divertir ! »[24]

Marie-Christine Baillehache

[1] V. Nabokov, « Littératures », 1941-1958, Ed. Laffont, 2010, p. 192.

[2] V. Nabokov, Idem, p. 15.

[3] V. Nabokov, Idem, p. 18.

[4] V. Nabokov, Idem, p. 30.

[5] V. Nabokov, « Lolita », 1955, Ed. Gallimard, 2005, p. 528.

[6] V. Nabokov, « Littératures », Idem, p. 491.

[7] J. Lacan, Séminaire XVI, « D’un Autre à l’autre », 1968-1969, Ed. Seuil, 2006, p. 64.

[8] V. Nabokov, « Littératures », Idem, p. 602.

[9] J. Lacan, Séminaire XVI, Idem, p. 67.

[10] J. Lacan, Séminaire VI, « Le désir et son interprétation », 1958-1959, Ed. de La Martinière, 2013, p. 537.

[11] V. Nabokov, « Lolita », Idem, p. 80.

[12] V. Nabokov, « Lolita », Idem, p. 81.

[13] V. Nabokov, « Le mot », 1923, Ed. Gallimard, 2010, p. 35.

[14] J. Lacan, Séminaire VI, Idem, p. 152.

[15] V. Nabokov, « Lolita », Idem, p. 89.

[16] J. Lacan, Séminaire VI, Idem, p. 469.

[17] V. Nabokov, « Lolita », Idem, p. 97.

[18] V. Nabokov, « Lolita », Idem, p. 117.

[19] V. Nabokov, « Lolita », Idem, p. 184.

[20] V. Nabokov, « Lolita », Idem, p. 197.

[21] V. Nabokov, « Lolita », Idem, p. 219.

[22] J. Lacan, Séminaire VI, Idem, p. 471.

[23] J. Lacan, Séminaire VI, Idem, p. 571.

[24] V. Nabokov, « Lolita », Idem, p. 69.

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