Le jeune homme et la mort - Marie-Agnès Gillot, Nicolas Le Riche 2
Compte rendu séance de
décembre 2017
Lolita est une œuvre de longue haleine. Nabokov le dit, il n’y a aucune source d’inspiration biographique à l’origine de ce roman, si ce n’est le Réel de son corps se manifestant brutalement par une maladie : « C’est à Paris, à la fin de 1939 ou au tout début de 1940, à une période où j’étais alité suite à une grave crise de névralgie intercostale, que je ressentis en moi la première palpitation de Lolita. Si je me souviens bien, le frisson d’inspiration initial fut provoqué bizarrement par un article paru dans un journal à propos d’un singe du Jardin des Plantes qui, après avoir été cajolé pendant des mois par un chercheur scientifique, finit par produire le premier dessin au fusain jamais réalisé par un animal : cette esquisse représentait les barreaux de la cage de la pauvre créature. La pulsion que j’évoque ici n’avait aucun lien textuel avec le courant de pensées qui s’ensuivit, lequel se traduisit cependant par un prototype du présent roman, une nouvelle d’une trentaine de pages. »[1] Une maladie est donc à l’origine du tout premier jet de son roman Lolita. Ecrit en russe, il est une courte nouvelle, ayant l’Europe pour cadre et se terminant dramatiquement par le du suicide de son antihéros pédophile. Nabokov détruisit ce premier écrit. Mais la compulsion de répétition fut la plus forte et il écrit à nouveau en 1955 ce même thème scandaleux en lui donnant les Etats-Unis pour cadre et la langue anglaise pour matérialité. Son gout déclaré pour la langue anglaise s’invite et s’invente dés l’introduction du roman: « Lo-lii-ta: le bout de la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper, à trois, contre les dents. Lo. Lii. Ta. »[2] Son insertion désirée dans cette nouvelle culture américaine se veut et s’affirme littéraire: « Il m’avait fallu quarante ans pour inventer la Russie, et l’Europe de l’Ouest, et maintenant il me fallait inventer l’Amérique. » Mais, face aux tabous culturels et à la haine contre le communisme de la civilisation américaine des années 50 et dans sa lutte contre son assimilation abusive de « russe-blanc-ayant-fuit-le-bolchévisme », Nabokov fut à plusieurs reprises tenté par la destruction de son roman Lolita. Toute fois, Il ira jusqu’au bout, et affrontant le réel de sa vie et de son époque, il se fait le précurseur, par son personnage de la nymphette et par la structure de son roman, de l’objet (a) lacanien prélevé sur le réel de la Chose.
La bestialité et la beauté
Parlant de sa relation incestueuse avec Lolita, le narrateur Humbert Humbert fait la remarque suivante : « La bestialité et la beauté fusionnèrent en un certain point, et c’est cette frontière que j’aimerais fixer, mais j’ai l’impression d’échouer totalement. Pourquoi ? »[3] Puis, il enchaine sur
« La loi romaine… ». Nabokov se montre là clairvoyant. En effet, c’est au regard de la Loi des hommes que cette frontière intervient, fixant les limites de ce qu’on ne doit pas transgresser. Lacan, dans son séminaire L’Ethique de la psychanalyse, souligne que cette frontière, cette limite, est fluctuante. Mais, si elle dépend en effet de la loi en vigueur, elle n’en existe pas néanmoins, comme existe toujours la loi, et sa fonction est de délimiter la Chose qui a partie liée avec le Réel. La beauté, Lacan la recentre, non pas sur quelque critère artistique qui serait du ressort de l’imaginaire, mais sur la beauté bien réelle de la « forme humaine ». « Je veux dire que ce dont il s’agit, c’est de montrer ici que le beau n’a rien à faire avec ce qu’on appelle le beau idéal, que c’est à partir de cette appréhension du beau, dans cette ponctualité, cette transition de la vie à la mort, c’est à partir de là seulement que nous pouvons essayer de restaurer, de restituer ce qu’est le beau idéal, à savoir la fonction que peut y prendre, à l’occasion, ce qui se présente à nous comme forme idéale du beau, et nommément au premier plan, la fameuse forme humaine. »[4] Sur l’axe de l’imaginaire spéculaire, la beauté cache un point irreprésentable de « bestialité » réelle et y fait limite.
La forme humaine, si présente dans le roman de Nabokov, répond toujours à des stéréotypes d’une grande banalité. Le narrateur est l’occidental viril aux mâchoires carrées, Charlotte, la mère de Lolita est « la belle femme », Gaston, le collègue universitaire, est l’inverti gros et négligé, Clare Quilty, le double pervers d’Humbert, est un alcoolique pédophile et répugnant. Mais c’est surtout le stéréotype de la beauté de Lolita qui nous interpelle : beauté aimée, beauté adorée. Mais, à cette idole, il y a un en-deçà à cet idole, un « de l’autre coté du miroir ».
Le point de franchissement
« Le point de franchissement, c’est le beau »[5] , nous enseigne Lacan. Lolita est cette beauté.
Sur le plan imaginaire, cette beauté est fétichisée et la nymphette en est le prototype. Mais, cette beauté » romanesque révèle son envers de « bestialité ». Nabokov fait surgir ce réel d’abord par petites touches dans la première partie de son roman, puis de plus en plus massivement dans sa deuxième partie, faisant éprouver à son lecteur combien Lolita se tient à la frontière qui sépare et conjoint la vie et la mort. Elle est cet objet pour et par lequel Nabokov écrit son sulfureux et scandaleux roman. Elle est cet objet (a) que Lacan situe aux parages incertains où le hors-sens du réel bouleverse et émeut.
On est frappé de voir à quel point Nabokov fait état de ce flirt avec la Chose. Sur l’ « amour fou » qu’Humbert Humber éprouve pour sa Lolita, il écrit : « Je suis le chien fidèle de la nature. Pourquoi alors ce sentiment d’horreur dont je ne puis me défaire ? »[6] Dans une interrogation poignante sur la moralité de son époque et le pouvoir d’évocation de l’écriture littéraire, il insère ce poème :
« Le sens moral chez les mortels n’est que la dîme
Que nous payons sur le sens mortel du sublime. »[7]
Mettant-en-scène des personnages déviants aux intenses désirs transgressifs, il situe son écriture
« à une certaine frontière…Je vous ai amenés en un point que nous pourrions, si vous voulez, appeler le point d’apocalypse ou de révélation de quelque chose qui s’appelle quoi ? La transgression. »[8]
Commencé en 1939, mainte fois menacé de destruction, terminé en 1955, objet d’un scandale critique et éditorial, le roman Lolita de Nabokov rend compte non seulement de l’éternel conflit littéraire entre l’éthique et l’esthétique, mais aussi témoigne que l’écriture littéraire se tient sur la frontière tourmentée entre la jouissance et l’esthétique. Et si Nabokov, comme il le fait dire à son narrateur Humbert Humbert, ne trouve « d’autre cure à [son] tourment que le palliatif triste et très local de l’art verbal. »[9] , c’est qu’avec son savoir-faire d’écrivain, il vise à savoir-y-faire pour élever son objet « à la dignité de la Chose ». [10]
Alexandre Pécastaing
Marie-Christine Baillehache
[1] Vladimir Nabokov, Lolita, 1955, éd. Gallimard, 2005, p. 522
[2] Ibid. p. 31
[3] Ibid. p. 236
[4] J. Lacan, Séminaire VII “L’éthique de la psychanalyse”, 1959-1960, Ed. Seuil, 1986, p. 664.
[5] J. Lacan, Idem, p. 534.
[6] Ibid. p. 236
[7]Vladimir Nabokov, Lolita, 1955, éd. Gallimard, 2005, septembre 2016, p. 475
[8] Lacan Séminaire VII, p. 471
[9] Ibid. p. 475
[10] Lacan Séminaire VII, p. 228 et 229
Vecteur
Psychanalyse & Littérature
Nabokov à l’épreuve du Réel
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