N’oublions pas ceux qui oublient

 

N’oublions pas ceux qui oublient

Par Maro Rumen-Doucoure        

Quand les souvenirs de la vie, les gestes du quotidien, la reconnaissance des objets, mais aussi la mémoire des mots, s’appauvrissent, les sujets atteints de la maladie d’Alzheimer s’expriment souvent d’une façon répétitive et/ou incohérente(1).

Dans leur discours ces mots qui reviennent, ces phrases qui se répètent, semblent être autant de signifiants investis, structurants, des mots qui les caractérisent et leur permettent de se définir. L’une nous répète : « Je suis fière mais pas crâneuse », une autre : « J’ai eu mon BEPC ». Au delà de ces marqueurs identitaires structurants peuvent aussi émerger des répétitions de l’ordre de la blessure narcissique : « Je suis un enfant de l’assistance publique », « Je suis un enfant naturel »… Autant d’insignes du sujet(2).

Quand il aura « avancé » dans la maladie, le sujet sera moins en mesure de maintenir ces répétitions, il pourra reconnaître comme étant ses propres signifiants des mots émis par un interlocuteur, comme éléments identitaires qui font sens et le soutiennent, lui rendant quelque assise pour un court moment. Lui parvenant depuis l’extérieur, ces mots sont un étayage nécessaire au maintien d’un certain matériel psychique dont le sujet se saisit pour rester en interaction verbale avec son environnement. Ils atténuent ponctuellement le vide auquel la maladie d’Alzheimer le confronte, et qu’il énonce souvent ainsi : « J’ai la tête vide », « Je n’ai plus rien ».

Faute d’avoir « suffisamment de choses dans la tête », l’angoisse du vide et l’angoisse de se vider augmentent à mesure que les représentations et les signifiants qui permettaient au sujet d’aménager son rapport au réel, de maintenir une relation verbale à l’autre, s’amenuisent. Lacan déclare que l’angoisse a un « rapport radical »(3) au manque, et « ce manque […] le symbole le comble facilement, il désigne la place, il désigne l’absence, il présentifie ce qui n’est pas là »(4) : quand l’usage du symbolique est entravé par la perte des signifiants, l’angoisse peut devenir massive.

Par ailleurs le réel du corps fait effraction et mobilise le sujet dans des conduites d’agitation : le corps est sur le devant de la scène, à défaut des mots. Les conduites dites « régressives(5) » sont autant d’extériorisations, de tentatives de communication et de relation avec l’autre, à propos et à partir d’un corps qui déborde le sujet.

La difficulté à se penser, provoque chez les uns la recherche permanente d’une personne secourable – au sens winnicottien – , chez les autres un repli. Cependant, certains ne renoncent pas à maintenir un échange lorsqu’ils n’ont plus accès au langage verbal(6). Il est par exemple arrivé qu’une dame m’imite en exagérant mes attitudes, pour exprimer qu’elle avait bien perçu ce qui se jouait entre une autre personne et moi, alors même qu’elle ne parlait plus.

Quelque chose du signifié peut persister, mais c’est aussi et surtout le désir qui persiste : même lorsque ces sujets n’ont plus que peu de mots, quand leur mémoire est altérée, ils ont cependant plaisir à échanger, malgré la forme de leur discours(7). L’auto-dévaluation de certains, bien conscients de la différence de leur expression, peut céder dans l’échange de parole : échanger avec l’autre, qu’il soit atteint de la maladie d’Alzheimer ou qu’il n’en souffre pas, c’est être aux prises avec l’équivoque des mots. Maintenir les échanges, c’est signifier au sujet qu’il appartient au monde des autres sujets, limitant ainsi le sentiment de déshumanisation pour lui-même et son entourage, c’est soutenir que chacun, dont la parole ou la tentative de communication garde une valeur propre, reste singulier.

N.B. Ce texte a été écrit en rapport avec les thèmes abordés en 2018 au sein du Vecteur de l’Envers de Paris « Le corps, pas sans la psychanalyse ».

(1) Marion PERUCHON, « Démence et vie opératoire », Cahiers de psychologie clinique 2001/1 (n° 16), p. 123-129.

(2) Jacques-Alain MILLER, « Ce qui fait insigne », L’Orientation lacanienne, 1986-1987

(3) Jacques LACAN, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 155

(4) Ibid.  p. 156

(5) Coprophilie, succion, agrippement…

(6) Gérard LE GOUES et Marion PERUCHON, « Ultimes processus de pensée », in Revue française de psychanalyse, 1992/1 (n° 56)

(7) Pierre Charazac, « L’objet du manque dans le travail analytique avec les patients âgés », Revue française de psychanalyse 2010/1 (Vol. 74), p. 129-140.