Prévert, le chant de la race

Vecteur Littérature et Psychanalyse
Animé par Marie-Christine Baillehache

Compte rendu séance du mois de
juin 2017

Dans son poème Etranges Etrangers, Prévert joue du son et du sens pour évoquer que l’ « étranger », celui qui est d’une autre nation, celui qui n’est pas familier d’un lieu ou d’un lien ou encore qui est sans lien, devient « étrange » à lui-même aussi bien qu’à l’autre. Son titre, par son choix du pluriel et de la typographique des majuscules équivoquant sur le nom, l’adjectif et le substantif, redouble et multiplie cette coupure entre le familier et le non-familier.

Freud, dans son article  L’inquiétante étrangeté, use du terme allemand  unheimlich, qui n’a pas d’équivalent en français, pour évoquer l’inquiétante familiarité aussi bien que l’étrange familier. Il y a quelque chose de « familier de tout temps », écrit Freud, et qui ne devient « étranger que par le processus du refoulement […] l’étrangement inquiétant serait quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti» [1]

Lacan use du terme extimité, « ce lieu central, cette extériorité intime, qui est la Chose »[2] , pour désigner, dans le sujet et dans la société, le seuil tracé entre l’ordre symbolique et le réel. Les races sont « des effets de discours » [3], nous rappelle J-A Miller, des effets de discours en lien avec l’intime du réel de la jouissance. La race haïe de l’Autre est ce qui donne à l’étranger son étrangeté, son caractère menaçant. L’étrange étranger est le porteur de l’extimité. « L’Autre est Autre à l’intérieur de moi. La racine du racisme, c’est la haine de sa propre jouissance. […] Si l’Autre est à l’intérieur de moi en position d’extimité, c’est aussi bien ma haine propre. » [4]

Dans Etranges Etrangers, Prévert approche cette extimité en dévoilant qu’en France, il y a une agressivité autant personnelle qu’institutionnelle, une « haine de la façon particulière dont l’Autre jouit. » [5] : les tirailleurs sénégalais qui font revivre les  échos  de leurs  villages , les oiseaux  de leurs  forêts  ou les  enfants indochinois  qui vendent  de jolis dragons d’or faits de papier plié . Par les noms de pays étrangers évocateurs et leur multiplication, Prévert fait chanter cette jouissance, cette jouissance de cette Autre, cette extériorité intime frappée d’une mortification raciale.

Etranges étrangers
Vous êtes de la ville
Vous êtes de sa vie
Même si mal en vivez
Même si vous en mourez.

Face à la haine, Prévert choisit, en poète, de ne pas éviter, sous prétexte de fraternité, l’existence de l’Autre stigmatisé et ségrégué d’une race. Et pour cela, il fait chanter les différences  imaginaires, les différences des jouissances de corps,  pour dénoncer la haine de l’Autre comme haine de sa propre jouissance, pour dénoncer que mourir d’être du lieu, de la ville, du lien et de la vie des mots qui contiennent les diversités des jouissances, est immonde. En créant un objet sublimé, le poème, dont le matériau est  ce qui nous est le plus prochain tout en nous étant extérieur, Prévert tente de désamorcer la haine du « mot extime » [6]. L’Art a cette fonction.

Avec Etranges Etrangers, Prévert rend compte de l’extimité par un savoir-faire avec la Lettre dont il use pour décliner les modes de jouissances. Par l’inventaire des signifiants, la liste, il particularise le mot générique « étranger » en l’habillant de chair. L’étranger est en même temps ce qui est proche : Kabyles de la Chapelle,  Boumians de la Porte de Saint-Ouen,  Tunisiens de Grenelle,  Polack du Marais. Si la race est un mode de discours, Prévert s’en affranchit en partie grâce à la liste qui échappe à la logique grammaticale charriant un ordre et une échelle de valeur. Dans la liste, dans l’addition des signifiants, soumis au jeu poétique des sons et des sens ; tels que  manœuvres désœuvrésapatrides d’Aubervilliers ; il n’y a ni narration, ni description, ni argumentation. Ce simple jeu avec les mots empêche les signifiants de figer les signifiés, de les mortifier : tout est mouvant, insaisissable. Toutes les petites lettres, réagencées, viennent dissoudre le nuage du signifiant, créant un littoral. La frontière se meut en un littoral laissant entrevoir un réel, celui d’une violence d’état : les  esclaves noirs de Fréjus  fêtent  au pas cadencé  la  prise de la Bastille, les embauchés sont débauchés, les rescapés de Franco sont mis en parallèle avec les déportés de France et de Navarre.     Comme pour la calligraphie, le jeu poétique est cet espace où le trait singulier du poète « écrase l’universel » [7], où la lettre est écriture du trait unaire et récupération de jouissance. Lacan démontre dans  Litturaterre que la lettre dessine le bord du trou entre le savoir et la jouissance. « Rien de plus distinct du vide creusé par l’écriture que le semblant » [8], le semblant étant le nuage, le signifiant. Le jeu sur la lettre, enjeu de la littérature et encore plus spécifiquement de la poésie, est propre à invoquer et convoquer ce réel de la jouissance masqué d’ordinaire par le nuage du signifiant accroché à sa logique syntaxique. Il permet d’entrevoir ce vide central, la jouissance, masquée le signifiant. Ce réel, pour la psychanalyse, a trait à la vérité et constitue donc un savoir, comme l’indique J-A Miller : « L’art, dans sa différence avec la science, est un certain savoir y faire, voire même savoir-faire, mais au-delà des prescriptions du symbolique » [9].

Kabyles de La Chapelle et des quais de Javel
Hommes des pays loin
Cobayes des colonies …

Philippe Doucet

[1] Ibid. p. 246
[2] Lacan J., Le Séminaire, Livre VII « L’Ethique de la psychanalyse » (1959-1960), Paris, Le Seuil, 1991, p. 167
[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Extimité », leçon du 27 novembre 1985, inédit
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Lacan J., Le Séminaire, Livre XVI « D’un Autre à l’Autre » (1968-1969), Paris, Le Seuil, 2006, p. 224
[7] Lacan J., « Litturaterre », Autres Ecrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 16
[8] Ibid., p. 22
[9]Miller J.-A. et Laurent E., « L’Autre qui n’existe pas et ses comité d’éthique », Séminaire inédit, 1996-1997, p. 414

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le 13 Septembre, en nous orientant du thème des J47 : « Apprendre. Désir ou dressage », et en l’articulant au roman de Nabokov « Lolita » et des deux films qu’en ont fait Kubrick (62) et Adrian Lyne (97).