Psychanalyse et Littérature
Compte rendu séance du
11 mai 2016
Ce compte rendu est le dernier pour notre recherche sur la lettre dans l’enseignement de J. Lacan.
Mercredi 15 juin, nous commencerons à travailler sur la Haine de l’Autre à partir du roman de Ta-Nihisi Coates, une colère noire : lettre à mon fils et du cours de JAM « Extimité » du 20/11/1985.
Par Philippe Ain
Son voyage au Japon et le survol au retour de la Sibérie amène Lacan à remanier le concept de la Lettre. Il en fait un littoral entre le symbolique et le réel, le savoir et la jouissance, propre à faire barrage à l’angoisse d’une jouissance sans limite.
La calligraphie japonaise fait éprouver à Lacan ce « juste assez de jouissance ». Mariage de la lettre de l’alphabet et du geste pictural singulier du calligraphe, la Lettre, entre sens et jouissance, ouvre le champ de la singularité en permettant l’écrasement du signifiant. Lacan note que l’écriture cursive, c’est-à-dire occidentale, élide la singularité du trait, alors que la calligraphie japonaise permet d’habiter le signifiant et de faire barrage à l’angoisse. C’est dans les nuages, ou les signifiants, que la lettre fait trou, dans lequel surgit a, pour tracer un littoral bordant le S2 et provoquer un effet de sens qui pointe vers a. Cette percée des nuages entraîne un ruissellement qui provoque la chute des lettres et libère le S1 (première partie constitutive de la lettre) et a (deuxième partie constitutive de la lettre) pour former S1a. L’effet de cette rupture est donc la lettre, ou écriture. Notons qu’il n’y a pas de S1 sans a et que la rature, ou la lettre, c’est S1 effacé par les reflets de a.
La lettre fait trou dans le signifiant et y accueille a. La rupture du signifiant, en faisant surgir la Lettre, est une opération qui a trois conséquences :
1 – un trou, ou une trace, dans le signifiant et dans le sens
2 – le rattachement au langage de cette trace de jouissance creusée grâce au S1 et qui provoque la rature, ou précipité de la lettre
3 – puis effacement de cette trace en la remplissant d’eau, c’est-à-dire de jouissance
La lettre, ou S1a, sert d’appui à l’énonciation. Le semblant, c’est-à-dire le train S1S2, en est le masque ou le voile. Le ravinement dû au ruissellement est l’écriture, l’éclosion de la lettre.
La science et la psychanalyse ont à faire à la lettre de manière différente: celle-là, contrairement à la psychanalyse, évacue la jouissance et le réel, tout en produisant de l’immonde et de la pollution.
Lacan prend pour exemple le poème Sous le pont Mirabeau où coule la scène primitive se joue une scène telle qu’y peut battre le V romain de l’heure cinq (cf. l’homme aux loups). Il rattache ainsi la Lettre à la castration comme trou dans le signifiant qui, associée à la jouissance de corps de l’homme aux loups, fait de cette scène la conjonction du trait unaire et de la jouissance, du S1 et de a. La rupture du semblant provoque la chute des lettres qui le constituent de près ou de loin, comme la lettre V de l’homme aux loups.
La calligraphie japonaise fait ressortir la dimension du « papeludun » (le S1) qui, associé au Hun-en-peluce (le S2), instaure le sujet barré et recouvre l’angoisse.
Lacan pointera la lettre dans la littérature contemporaine, considérant que cette littérature d’avant-garde est un modèle, car elle brise le sens.
Reste la question de la nature de cette jouissance qui « s’évoque à ce que se rompe un semblant, [et] qui dans le réel se présente comme ravinement. »[1]
[1] J. Lacan, « Lituraterre », 1971, Ed. Seuil, 2001, p. 17.
Par Marie-Christine Baillehache
En 1955, dans son Séminaire sur « La lettre volée », Lacan fait de la lettre ce qui localise matériellement le signifiant. A ce moment de son enseignement, il fait équivaloir la lettre au signifiant comme tel, indivisible et indestructible. D’autre part, animée d’un trajet propre, la lettre est ce qui ordonne le chiffrage symbolique. Il est à noter que déjà pour Lacan, la lettre est un signifiant hors de la chaine signifiante inconsciente. Dans le conte, le contenu de la lettre adressée à la reine reste inconnu. D’autre part, Lacan souligne qu’elle commande et transforme les traits de virilité de celui qui la détient en « odor di femina »[1], marquant ainsi que la lettre comporte une jouissance hétérogène au phallus.
En 1957, dans « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Lacan distingue la lettre du signifiant, tout en lui conservant son rapport à la signification. A ce moment de son enseignement, Lacan conçoit la lettre comme ce qui sert à écrire la parole. Toute fois, là encore, il accentue la dimension d’accès de la lettre à un noyau irréductible de l’être.
C’est 1971 avec « Lituraterre » qu’il réouvre cette question du lien de la lettre au non-sens et la rompt son lien à la signification. Il désigne la lettre en terme de « bifidité »[2], séparant par ce terme le sens et le non-sens, le savoir et la jouissance et marquant leur radicale hétérogénéité. Il sépare par là-même le signifiant et la lettre et fait de la lettre ce qui dessine précisément le bord du trou dans le savoir. Située entre le signifiant articulé qui lui est hétérogène et la jouissance hors-sens non-repérable par l’objet plus-de-jouir (a), la lettre ne signifie pas. Elle ne sert pas à l’usage des signifiants articulés, mais tout en conjoignant au registre du signifiant, elle localise une jouissance non assimilable par l’enchainement signifiant. Dans sa dimension de godet accueillant cette jouissance qui échappe à la prise signifiante, non seulement la lettre met à mal la jouissance phallique, mais elle « dénude le semblant »[3] en coupant le sens en ce point du jouir singulier du sujet qui est opaque au sens et non-repérable par l’objet (a).
Cette définition de la lettre comme littoral entre les deux registres de la jouissance hors-sens et du signifiant articulé est un pas décisif dans l’enseignement de Lacan. Il poursuivra ce pas dans son TDE vers son concept de sinthome. Là où dans son premier enseignement structuraliste, il engageait la cure dans le repérage des signifiants de l’histoire du sujet, il ajoute dans ces années 70 le repérage d’une jouissance hors-sens qui se manifeste comme un trou dans le savoir. La lettre est ce qui touche à cette Autre jouissance dont l’objet (a) ne serait que le noyau élaborable dans le discours et, par là, elle ouvre au sujet la voie de son sinthome par lequel il peut faire avec cette jouissance radicalement hors-sens et qu’il éprouve dans son corps. Il s’agit alors, dans la cure, d’entendre la lettre dans ses chutes, ses permutations et ses adjonctions, ses dissonances et ses rythmes. Le dire prime ici sur le dit. La psychanalyse, comme la poésie, ne travaille plus tant sur le langage et la parole mais sur la lettre comme bord d’un non-sens, d’une Autre jouissance qui ne circule pas avec les signifiants mais se jouit dans le corps.
[1] J. Lacan, « Le séminaire sur « La lettre volée » », 1955, « Ecrits », 1966, Ed. Seuil 1966, p. 35.
[2] J. Lacan, « Lituraterre », 1971, « Autres écrits », Ed. Seuil, 2001, p. 13.
[3] J-A Miller, « Pièces détachées », La Cause Freudienne N° 62, p. 80.
Prochaine rencontre
mercredi 15 juin 2016
Motel Saint-Lazare
à 20 H