Psynéma, “Femmes et contingence”
Femmes et contingence
par Karim Bordeau
La rencontre du 13 avril 2019, qui a eu lieu au Patronage Laïque Jules Vallès avec la projection du film Minority Report de Spielberg, a été l’occasion d’une réflexion autour du réel de la contingence et de son nouage à l’inconscient. Occasion de se souvenir que les dernières lignes de la Traumdeutung de Freud soulèvent cette problématique de la contingence d’un dire incalculable dans ses effets, où le désir du sujet vient en effet à se dire entre les lignes. C’est à ce niveau que l’analyste est au plus près. Lacan définira la contingence d’une façon équivoque dans son Séminaire Encore, nouant écriture et temporalité : ce qui cesse de ne pas s’écrire(1). C’est une reprise du vieux problème des futurs contingents d’Aristote (2): Peut-on appliquer sans restriction le principe de contradiction à la prédiction d’un événement futur ? Autrement dit, le futur était-il là dans le réel comme vérité écrite avant même qu’il ne devienne savoir articulé ? Dans son Séminaire XII, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Lacan s’interrogeait déjà sur le statut de la contingence de la vérité du savoir dans la science, tels ceux des formules de Newton ou des infinis de Cantor : « Où était la vérité avant l’établissement du savoir ? […] Question dont, je vous l’ai rappelé, la date n’est pas d’hier, elle est exactement contemporaine des premières articulations logiciennes, elle est dans Aristote : c’est le statut de la contingence de la vérité avant qu’elle s’avère en savoir. Mais ce que l’articulation freudienne nous démontre, c’est un rapport divergent de cette vérité au savoir […]. C’est la structure freudienne qui nous révèle et lève le sceau de ce mystère […] »(3).
Pour l’expérience analytique, il s’agit d’un savoir impossible sur l’Autre sexe et d’une vérité qui ne peut se dire toute : « c’est parce qu’il est impossible de la dire en son entier, qu’il en découle cette sorte de suspens, de faiblesse, d’incohérence séculaire dans le savoir, qui est proprement celle que dénonce et articule Descartes pour en détacher sa certitude du sujet»(4). En effet la clara perceptio de Descartes (l’idée claire emportant une supposée transparence dont le Dieu des vérités éternelles serait le garant) vient couvrir la béance vertigineuse d’un non-rapport à l’Autre de la parole. La thèse de Lacan est simple : « le sujet de l’inconscient est le sujet qui évite le savoir du sexe “(5), impossible à sonder pour des raisons topologiques ; la certitude désirée par Descartes se situe à ce niveau. C’est la lecture du cogito proposée par Lacan dans ses leçons, en 1965.
Le film Minority Report nous porte au coeur de cette problématique épineuse nouée aux effets subséquents à une volonté de transparence. Pour la psychanalyse, l’inconscient n’est pas identifiable à l’image confuse qu’on peut se faire d’un destin que l’on projette à l’occasion dans une constellation éthérée d’archétypes à la Jung. La contingence est d’abord celle d’un dire qui fait l’événement contingent comme tel(6) et dont les effets sont incalculables ; elle n’est donc pas dans les choses que l’on suppose, dans une certaine perspective scientiste, comme indépendantes des effets de langage dont elles sont pourtant les conséquences. Situer la vérité dans des choses prises comme antérieures à la prise du langage, telle est la passion semblant animer les protagonistes mis en scène par Spielberg dans son film.
Dès la première séquence, le film met en scène une sorte de chasse qui n’est pas sans faire écho à des mythes antiques. Le mythe des Trois Parques, Chloto, Lachesis, Atropos, reconsidéré par Freud dans son étrange texte Le motif du choix des coffrets(7),— ainsi que celui d’Actéon voulant saisir à la façon de la Jeune Parque de P. Valéry le jouir du corps de la déesse Diane prenant son bain lustral — sont mis à l’horizon du film de Spielberg. Minority Report donne en effet une résonance cauchemardesque à ces mythes antiques, montrant a contrario « l’impossibilité de surprendre la mouvance où de dessine notre destin »(8). Le fantasme de voir son fantasme, soit celui d’annuler le réel de la division du sujet, se ramène dans la fiction de Spielberg à l’anticipation de sa propre mort, à l’occasion celle du héros, anticipation dont des algorithmes incarnées par trois corps auraient le secret, le personnage d’Agatha ayant dans ce trio un rôle de premier plan, « la plus douée » comme le dit dans le film l’inquiétante conceptrice de ce système, nommée comme par hasard Iris. Le film montre à cet égard que ce fantasme au second degré (fantasme de le voir pour l’annuler) est corrélé à celui d’une récupération de l’objet indicible. Il y a des séquences remarquables qui le montrent de façon amusante et décalée, par exemple celle où le héros poursuit ses propres yeux, fraichement extraits de ses orbites, et roulant sur le sol… Drôle de remaniement du mythe oedipien… Plus rien dans ce monde que nous montre Spielberg ne semble résister à la traque des chasseurs mis en scène : on franchit les murs comme on franchit une toile sans épaisseur.
La fiction de Spielberg montre d’une certaine façon ce point de fêlure où le Je divisé, séparé de la vérité incarnée par le personnage d’Agatha, est affronté au réel de la contingence et du hasard avant que celui-ci ne soit pris dans le calcul probabiliste et ses axiomes. Pascal avec son pari s’est situé à ce niveau topologique, anticipant la théorie moderne mathématique des jeux et de la décision qui occupent aujourd’hui pas mal de monde. Car en effet « le hasard se rattache essentiellement, formule très justement Lacan, à la conception du réel en tant qu’impossible […], impossible à interroger parce qu’il répond au hasard»(9). La science, dans sa construction d’appareils toujours plus sophistiqués, donnant corps à des algorithmes d’une complexité exponentielle, écarte nécessairement cette problématique du hasard comme butée où il s’agit, pour la psychanalyse, d’un réel indicible. L’impossibilité de symboliser ce réel de la jouissance, de le penser, de le domestiquer, de l’anticiper, implique en effet la problématique d’un choix où le sujet s’engage dans un discours où l’enjeu pascalien du plus-de-jouir, dont l’Autre serait le lieu de recel, se réduit à un trou(10). C’est le fameux « vous êtes embarqués » de Pascal remanié sensiblement par Lacan dans son Séminaire D’un Autre à l’autre : « À ce niveau, nous dit-il, on peut aussi bien substituer au choix à faire sur le sujet de l’existence de Dieu un autre choix, qui aussi bien en remplirait la fonction, mais en changerait totalement le sens. Ce dont il pourrait s’agir, c’est de cette formulation radicale qui est celle du réel, en tant qu’il n’est pas concevable […] d’imaginer d’autre limite du savoir que ce point de butée où on n’a à faire qu’à ceci — quelque chose d’indicible et qui ou bien est, ou bien n’est pas. Autrement dit, quelque chose qui relève du pile ou face »(11).
C’est en quoi la psychanalyse a son mot à dire dans les enjeux politiques actuels.
(1) Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p.86 : « L’analyse présume du désir qu’il s’inscrit d’une contingence corporelle. […] Le phallus […] l’expérience analytique cesse de ne pas l’écrire».
(2) Aristote, Organon I et II, Éditions J. Vrin, Paris, 1994, p.95.
(3) Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 19 mai 1965, inédit.
(4) Ibid.
(5) Ibid., leçon du 12 mai 1965.
(6) Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 15 janvier 1974, inédit.
(7) Cf. Freud S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, collection Folio, Paris, 1985, p.65.
(8) Lacan J., Le Séminaire, livre XIII, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 9 février 1966, inédit.
(9) Ibid., leçon du 2 février 1966.
(10 Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 183.
(11) Ibid., p.170.