Quand la douleur s’écrit, pas sans la honte.

Rosana Montani-Sedoud : Quand la douleur s’écrit, pas sans la honte.

« Si j’avais une définition de ce qu’est l’écriture ce serait celle-ci : découvrir en écrivant ce qu’il est impossible de découvrir par tout autre moyen […] C’est là la jouissance – et l’effroi – de l’écriture, ne pas savoir ce qu’elle fait arriver, advenir 1 ».

Si dans son ouvrage de 2003 L’écriture comme un couteau, A. Ernaux soutient qu’elle écrit avec « le sentiment de creuser toujours le même trou 2 », c’est pour mieux affirmer son désir « de faire surgir du vide quand elle écrit, et qui est absent quand elle n’écrit pas 3 ». Pour cet écrivain, la littérature est « la descente sans garde-fou dans une réalité qui appartient à la vie et au monde, pour arracher des mots qui aboutiront à un livre 4 ». Ainsi elle écrit comme au couteau, presque une arme dont elle a besoin 5

Dans ses trois premiers romans, Les armoires vides de 1973, Ce qu’ils disent ou rien de 1976 et La femme gelée de 1980, A. Ernaux se sert avec violence de son arme littéraire pour « venger sa race 6 ». Dans sa recherche d’une vérité « qui se dérobe sans cesse 7 », il lui a d’abord fallu, avoue-t-elle dans Écrire la vie, aller « très loin » dans une « violence exhibée 8 » avant de pouvoir changer « la posture entière de [son] acte d’écrire 9 ».

C’est en 1982 avec La Place, sa fiction autobiographique sur son père,  qu’elle renonce à son écriture affective et violente au profit d’une écriture « plate10» qui, pour elle, est « le seul moyen juste d’évoquer une vie, en apparence insignifiante, celle de [son] père, de ne pas trahir (lui, et le monde dont [elle est]  issue) […] de reconstituer la réalité de cette vie à travers des faits précis, à travers les paroles entendues 11 ». Ce style d’écriture lui permet de gagner une position à ses yeux « juste » : « d’une distance objectivante, sans affects exprimés, sans aucune complicité avec le lecteur cultivé […], celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles 12 ». Pour assumer et dépasser sa propre « déchirure culturelle : celle d’être une immigrée de l’intérieur de la société française 13 », elle introduit dans son mode d’écriture « quelque chose de dur, de lourd, de violent même, lié aux conditions de vie, à la langue du monde ouvrier et paysan. Toujours quelque chose de réel 14 ».

Son « désir de ne pas oublier des faits réels 15 », est fondé sur sa convocation de souvenirs chargés de sensations ressenties dans son corps et vide de sens. En faisant de ses souvenirs chargés d’une sensation énigmatique la source de son écriture, A. Ernaux produit un objet de sublimation que Lacan nomme la Chose, « médium entre le réel et le signifiant 16 ». Son travail d’écriture produit sans cesse une « organisation autour de ce vide, qui désigne justement la place de la Chose 17 ». Chacun de ses romans est « dans un certain rapport avec la Chose qui est à la fois pour cerner, pour présentifier, et pour absentifier 18 » le réel de sa sensation. Tout son effort vise par son écriture même à donner à sa « mémoire matérielle 19 » et à ses « épiphanies constantes 20 » de sensation, une valeur de vérité symbolique. Pour elle, l’écriture est « le lieu de l’indépassable, social, familial, sexuel, […] [du] dévoilement du réel, […] [des] mêmes pulsions, conflits même, depuis le début 21 ». Il s’agit pour elle de donner la primeur à la sensation telle qu’elle lui arrive nue22 et de chercher, « trouver les mots 23 » afin que les « choses très noires et complexes 24 » qui l’habitent et la surprennent gagnent leur dignité symbolique.

Douleur de la honte.

Dans son roman La Place, A. Ernaux revient sur le souvenir chargé d’une jouissance éprouvée, surprenante, douloureuse et honteuse. « Je crois que tout dans La place, sa forme, sa voix, son contenu, est né de la douleur. Celle qui m’est venue à l’adolescence lorsque j’ai commencé à m’éloigner de mon père, ancien ouvrier, patron d’un petit café-épicerie. Douleur, sans nom, mélange de culpabilité, d’incompréhension et de révolte. Douleur dont on a honte, qu’on ne peut ni avouer ni expliquer à personne 25 ».

Cette douleur dont elle a honte n’est pas liée au regard qu’elle porte sur la scène traumatisante 26 qui avait été au cœur de son livre La honte. Elle est la honte d’éprouver un excès sans nom. Cette honte est « un rapport à la jouissance 27 » et « une tentative pour ranimer le regard qui fait honte […] le regard de l’Autre qui pourrait juger 28 ». La honte à la fois fait barrière et pointe aussi l’inexplicable jouissance « qui lui est plus intime que sa volonté […] en atteignant sa pudeur – terme qui est antonyme de la honte 29 ». C’est en faisant le choix d’une écriture plate, qu’A. Ernaux traite sa jouissance restée énigmatique mais qui insiste pour se dire. Dans Écrire la vie, elle fait équivaloir son ressenti de jouissance à « l’identité et la permanence de son être 30 ». Son traitement par l’écriture littéraire de sa jouissance incandescente hantant ses souvenirs l’ancre dans son désir incessant d’écrire. Elle prend appui sur ce dont il lui est impossible de parler et ne cesse pas de chercher pour « trouver les mots et les phrases les plus justes, qui feront exister les choses, “voir”, en oubliant les mots, à être dans ce que je sens être une écriture du réel 31 ». Par son travail d’écriture littéraire, A. Ernaux ne cesse d’y mettre du sien pour que « le regard de l’Autre conserve un sens, c’est-à-dire pour que la honte existe et qu’il y ait quelque chose au-delà de la vie pure et simple 32 ».


1 Ernaux A., L’écriture comme un couteau, Paris, éd. Gallimard, 2003, p. 136.
2 Ibid., p. 22.
3 Ibid., p. 14.
4 Ibid., p. 15.
5 Ibid., p. 36.
6 Ernaux A., Écrire la vie, Paris, éd. Gallimard, 2011, p. 15.
7 Ernaux A., L’écriture comme un couteau, op. cit., p. 30.
8 Ernaux A., Écrire la vie, op. cit., p. 47.
9 Ernaux A., L’écriture comme un couteau, op. cit., p. 31.
10 Ibid., p. 34.
11 Ibid., p. 33-34.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Ibid., p. 37.
16 Lacan J., L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 155.
17 Ibid., p. 168.
18 Ibid., p. 169.
19 Ernaux A., L’écriture comme un couteau, op. cit., p. 39-40.
20 Ibid., p. 40.
21 Ibid., p. 137.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 Ibid., p. 91.
25 Ibid., p. 32.
26 Ibid., p. 50.
27 Miller J.-A., « Note sur la honte », La Cause freudienne, n° 54, 2003, p. 8.
28 Ibid., p. 10.
29 Ibid., p. 9.
30 Ernaux A., Écrire la vie, op. cit., p. 267.
31 Ernaux A., L’écriture comme un couteau, op. cit., p. 35.
32 Miller J.-A., « Note sur la honte », op. cit.,p. 12.