« Quel usage du rêve aujourd’hui ? »

Echos de la dernière soirée du Seminario Latino

Par Ariel Altman

 

Pour sa deuxième soirée de l’année, le Seminario Latino a eu le plaisir d’accueillir Carolina Koretzky et Fabian Fajnwaks, qui nous ont présenté leurs travaux autour du thème « Quel usage du rêve aujourd’hui ? ». Coordonné et animé par Soledad Penafiel, sous la responsabilité de Patrick Almeida, ce moment d’échange via Zoom nous a apporté des éclairages précieux sur la place du rêve dans la clinique contemporaine. La discussion entre les invités, la coordinatrice et le reste des participants a été l’occasion d’évoquer des cas cliniques et de saisir sur le vif l’usage fait du rêve dans la perspective du tout dernier enseignement de Lacan.

Koretzky a repris le commentaire fait par Lacan de l’eau-forte de Goya, El sueño de la razón produce monstruos, dont le titre équivoque peut être traduit en français de plusieurs manières selon l’interprétation qu’on en fait. S’agit-il de la Raison en tant qu’Idéal à suivre, auquel cas son endormissement produirait du monstrueux chez l’homme ? Ou plutôt de la raison en tant que rêve dangereux ? Lors de sa conférence à Bordeaux d’avril 1968, Lacan mettait l’accent sur les liens entre raison et sommeil : « c’est la raison qui favorise qu’on reste dans le sommeil »[i]

Dans le prolongement de ce commentaire, C. Koretzky s’est appuyée sur l’ambiguïté du titre de la gravure pour penser aussi les conséquences du rêve d’une raison sans faille, qu’il s’agisse de l’idéal des Lumières au XVIIIe siècle, dont a été évoqué le lien avec les massacres de septembre 1792 ou, d’une autre manière, de la rationalité mise au service de la mort pendant le XXe siècle.

Sur un plan clinique, nous trouvons aussi des formes de rationalité différentes qui souvent s’opposent. Contrairement aux approches scientistes qui vident le rêve de sa structure de message et de désir, la psychanalyse vise plutôt à « lui arracher son endormissement », à suivre la raison propre au texte du rêve pour atteindre un point de réveil.

Le réveil en question n’est pas à situer par rapport à une réalité. Il est « ponctuel et évanescent », il ne peut pas être retenu. Vers la fin de l’analyse, il serait moins l’écho d’une vérité à déchiffrer que celui d’une répétition, d’une réitération. « Un “c’est ça” que l’irruption même montre, fait voir ». Le réveil dont il s’agit à ce moment-là aurait lieu sous la forme d’une réduction à l’écrit, pointait C. Koretzky.

Fabian Fajnwaks nous a parlé de l’usage clinique du rêve dans la perspective de l’inconscient réel. Il a situé cette perspective dans un moment de l’enseignement de Lacan où, en prenant la main de Joyce, il a exploré « une zone théorique qui doit peu au père de la psychanalyse ».

Dans cette nouvelle zone théorique, l’approche du rêve n’est plus du côté du déchiffrement ou de la vérité qui ne peut que mentir par rapport au réel de la jouissance. Elle est plutôt du côté de « l’effet de trou »[ii], que Jacques-Alain Miller distingue du versant du sens. F. Fajnwaks a précisé que cette perspective est particulièrement pertinente pour aborder les rêves de fin d’analyse. S’appuyant sur les témoignages des analystes de l’École (AE), il a avancé l’idée que « l’analyse menée jusqu’à sa fin opère une réduction du sens et ouvre vers l’inconscient réel, où l’association libre tombe au profit de la rature ».

Le recours à la notion de « rature », que l’on trouve dans « Lituraterre »[iii], a donné lieu à une série d’illustrations, tirées du domaine de l’art et évocatrices de la dimension réelle de l’écrit à la fin de l’analyse. Ainsi, ont été citées entre autres les listes de mots raturés et asémantiques des derniers tableaux de Jean-Michel Basquiat, et les haïkus sur lesquels s’est penché Roland Barthes dans L’Empire des signes[iv]. Ces œuvres restituent la dimension d’un événement qui peut être imagé mais reste hors sens. Un haïku du poète japonais Bashô a été cité pour montrer la « coupure sans écho »[v] dont parle Barthes dans son texte :

La vieille mare :

Une grenouille saute dedans

Oh ! le bruit de l’eau

Ainsi, le haïku nomme ça, ce qui advient de manière fugace dans la contingence, « de même que les rêves dans la perspective de l’inconscient réel à la fin de l’analyse ».

A la fin de cette soirée, la discussion conduite par Soledad Penafiel a donné lieu, en marge du thème principal, à un échange sur l’ancien Seminario hispano-hablante, antécédent de l’actuel Seminario Latino, auquel les deux invités avaient participé dans le passé. L’échange s’est conclu avec des réponses aux diverses questions posées par le public.

[i]. Lacan, J., « Mon enseignement, sa nature et ses fins », Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 103-104.

[ii]. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 2006-2007, inédit.

[iii]. Lacan, J. « Lituraterre », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

[iv]. Barthes R., L’Empire des signes, Paris, Points, 2014.

[v]. Ibid., p. 100.