Les Rêves dansants. Sur les pas de Pina Bausch

Dans l’après-coup de la projection-discussion Les Rêves dansants. Sur les pas de Pina Bausch, à la salle Jules Vallès à Paris, proposé par le collectif « Danse & Psychanalyse » de L’Envers de Paris, samedi 28 mai 2019.

Rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch
par Daphné Leimann

Rêves dansants est le titre du film tourné par R. Hoffmann et Anne Linsel portant sur l’expérience chorégraphique par laquelle, deux ans avant sa mort et soutenue par deux des danseuses de sa compagnie – Jo-Ann Endicott et Bénédicte Billiet –, Pina Bausch a choisi de monter sa pièce Kontakthof, pour des adolescents de sa ville de Wuppertal. Ces mots de « rêves dansants » ne sont pas sans résonance avec ce que nous disait Lacan « l’affaire de ce qu’est pour les garçons, de faire l’amour avec les filles, […] ils n’y songeraient pas sans l’éveil de leurs rêves »(1).

La fragilité du rapport du sujet à son image

Ce film nous montre des adolescents qui découvrent la danse et qui, à ce titre font une expérience nouvelle de leur rapport au corps. Cette expérience rencontre cette proposition de Marie-Hélène Brousse : « si pour moi il fallait caractériser l’adolescence par quelque chose, ce serait par la fragilité du rapport du sujet à son image. Il y a l’apparition des poils, de la barbe pour les garçons, des seins pour les filles, des règles, les boutons… Le réel est quelque chose qui boursoufle, qui prend possession de cette image, l’arrache à la maitrise […]. Ils ne se reconnaissent pas […] C’est d’ailleurs une question que l’on retrouve avec la vieillesse. Ce pourquoi il y a plus de recours à la chirurgie esthétique, votre corps vous échappe. C’est le même ravage du réel qu’il s’agit de colmater. À l’adolescence, comme à la sénescence ! »(2)
Cette fragilité du rapport du sujet à son image croise plusieurs aspects du film. En premier lieu, la proposition faite par M.-H. Brousse du rapport adolescence/sénescence vient rencontrer l’histoire de la pièce. En effet, d’abord montée par les danseurs de la compagnie en 1978, elle a connu une version pour personnes âgées en 2000 intitulée Kontakthof avec dames et messieurs de plus de 65 ans, avant d’être proposée en 2008 aux adolescents non professionnels que nous voyons dans rêves dansants.

En second lieu, dans le film lui-même, plusieurs scènes traitent explicitement cette question et nous disent ou nous montrent comment chaque sujet rencontre cette question. Une des adolescentes, Joy, peut dire « pour moi la danse est une terre inconnue » tandis que l’un des garçons confie « avant je pensais que la danse c’était pas mon truc. La veille, j’ai regardé Billy Eliott et je me suis dit pourquoi je me lancerais pas ? » Une jeune fille peut dire aussi « au début, ça me faisait bizarre quand quelqu’un me touchait. Il faut s’habituer. Les caresses c’était nouveau pour moi ». Et il est remarquable que les danseuses de la compagnie qui accompagnent les jeunes fassent de cette fragilité un moteur du travail et non un frein : « Joue avec ta gêne, joue avec ta timidité » conseille Jo à un jeune danseur embarrassé par une scène où il devra à la fois supporter le regard de sa partenaire et trouver une manière, presque dans un même mouvement, de quitter ses vêtements et de se revêtir. Plus loin dans le documentaire, Pina Bausch témoigne de sa propre expérience de jeune danseuse : « quand je les vois danser devant moi, ça me rappelle l’époque où je dansais. On devait danser en ligne pour qu’on nous observe sous toutes les coutures de dos, de profil ; cette scène est née dans ces souvenirs » affirme-t-elle.

 Le transfert

Parce qu’il restitue les moments de transmission entre les danseuses et les jeunes, le film est enseignant sur la manière dont les adolescents s’engagent vers un savoir nouveau. M.-H. Brousse fait du transfert un élément central de l’enseignement à l’adolescence. « Les adolescents témoignent souvent de l’intérêt pour une discipline en fonction de l’amour qu’ils ont pour un professeur […] L’adolescence est une période où la transmission du savoir se fait via le désir de l’Autre, dans un rejet très fort de la contrainte […] S’ils aiment un professeur – marquant un intérêt particularisé envers eux –, et s’ils sentent son désir pour la matière, ils vont s’y intéresser »(3), écrit-elle. De multiples scènes témoignent de la délicatesse avec laquelle les danseuses et chorégraphes mènent ces jeunes filles et ces garçons vers un savoir nouveau. La danseuse qui avait le rôle quarante ans plus tôt n’hésite pas à prendre une jeune fille par la main pour la soutenir dans un moment délicat. Les deux danseuses, devenues répétitrices, formulent clairement leur souci de respecter le temps et le mode d’accès de ces jeunes aux rôles, aux gestes qui leur sont demandés. « Au début beaucoup avaient beaucoup d’inhibition dans le rapport à l’autre, au corps. Nous n’avons travaillé que très tardivement les scènes où les garçons et les filles dansent ensemble. Quand on sentait que c’était trop délicat, on préférait ne pas s’obstiner », disent-elles tandis que Pina Bausch les rassure avant la première : « rien de grave ne peut arriver, j’ai confiance » dit-elle.

« Fils et filles de la parole
»(4)

C’est l’expression qu’utilise Laure Naveau pour désigner son abord des adolescents. Elle précise : « reprendre la parole, c’est retrouver une dignité de sujet […] donner la chance de dire ce qui se tait en lui ». Si cette expression de L. Naveau résonne avec le film, c’est en tant que la danse est articulée aux mots dans ces rêves dansants , reprenant là le projet même de Tanztheater, théâtre dansé, style propre à Pina Bausch. Le film est riche de ces moments dans lesquels se donnent à entendre les paroles des adolescents, venant dire un souvenir, témoigner d’une expérience personnelle. Un des garçons va insister sur ce rapport aux mots en disant dans l’après coup des répétitions, tout à la fin du projet : « Ce projet va me laisser une trace. Avant j’étais plus timide, je n’osais pas prendre la parole. » Par ces mots, le jeune garçon vient nommer la trace laissée en lui par cette expérience chorégraphique, celle d’un nouvel usage de la parole.

Ce film nous transmet ce moment délicat ou des sujets adolescents s’avancent, avec l’appui de la danse et des mots, vers un temps d’après l’enfance, temps où, comme le dit Daniel Roy, « on s’affronte à des terreurs insoupçonnées, à des attraits naissants, et il n’y a pas de mode d’emploi qui dise comment faire. Alors, on s’avance à plusieurs »(5).

(1) Lacan J., « Préface à l’éveil du printemps », Autre écrits, Paris, Seuil, 2001, p.561.

(2) Brousse M.-H., Adolescents, sujets de désordre, sous la direction de J.-N. Donnart, A.Oger et M.-C.Ségalen, Paris, édictions Michèle, 2016, p. 176 et 177.

(3) Ibid., p.178.

(4) Naveau L., op.cit, p. 154.

(5) Roy D., Après l’enfance, Paris, La petite girafe, 2017.