Horizon n°63 “La psychiatrie à la rue”

La psychiatrie à la rue par Clément Fromentin*

Un ensemble de sept textes constituent le dossier principal du numéro consacré à la psychiatrie. Leurs auteurs sont tous des cliniciens (psychanalystes, psychiatres, psychologues) qui ont ou ont eu des responsabilités importantes dans des services de psychiatrie ou d’addictologie. Ils témoignent directement de leur expérience avec les patients, les équipes soignantes, leurs collègues et le personnel administratif. Une géographie s’y dessine, faite de témoignages et d’analyses, qui sont autant de chemins singuliers qui se tissent et s’entrecroisent, se recouvrent et se complètent. Ce qui les unit, c’est le développement d’une même volonté de déchiffrement de l’exercice psychiatrique contemporain.

Dans cette saisie du monde actuel, le recours à la mémoire de la psychiatrie est nécessaire. Ce sont les tournants cruciaux de son histoire qui sont évoqués par ces sept textes : celui de la naissance de la méthode anatomoclinique, de l’invention de l’aliénisme par Pinel, de la psychiatrie classique et de ses signes, du groupe Batia et de la révolution de la psychothérapie institutionnelle dans l’après-guerre, de Philippe Paumelle et l’instauration du secteur. Cet inventaire est aussi un choix : autant de moments décisifs, au cours desquels la psychiatrie a su inventer un mouvement dont la psychanalyse peut s’inspirer. Cette histoire vient aussi rappeler que le temps n’est jamais rectiligne et qu’il est toujours subordonné à ces mouvements d’ouverture et de contraction, axes sur lesquels la psychiatrie vient se brancher.

Or, depuis quelques années, un changement s’est opéré dans la conception de la psychiatrie. Elle qui a toujours été plus une pratique polysémique qu’une science, un champ d’interrogation sur la conception du sujet et de la folie, et qui s’est toujours édifiée en référence à d’autres discours (marxisme, phénoménologie, psychanalyse) voit la solidarité avec ces anciennes disciplines se défaire. Après les grands débats intellectuels des années 1960-70, c’est le pragmatisme de la mise en place des secteurs des années 1970-80, puis l’essor de la pharmacologie et des thérapies cognitivo-comportementales qui s’est imposé. Aujourd’hui, ce sont l’économique, le sécuritaire et le management entrepreneurial qui dictent leurs impératifs, alors même que le langage des neurosciences cognitives semble être devenu la référence obligée des discours politiques, pédagogiques et universitaires dans leur ensemble.

Dans ces conditions, les tentations du désenchantement et du retrait sont grandes. Et plusieurs textes se font ici l’écho du désarroi des professionnels qui peut aller jusqu’au dit burn-out. Pourtant aucun des auteurs de ce numéro ne cède à ce fatalisme. S’il faut reconnaître la position de minorité de la psychanalyse dans le champ de la santé mentale, il faut peut-être y voir une chance et l’occasion d’une entrée en résistance. Pas de psychiatre sans psychanalyse. Comme le souligne Francesca Biagi-Chaï : « C’est le réel qui nous conduirait à dire qu’il n’y a pas la psychiatrie et la psychanalyse, mais qu’il y a psychiatrie ◊ psychanalyse, indissociablement liées, tressées, tissées de la même étoffe. »(1) D’une psychiatrie sans moyen et sans orientation, d’une psychiatrie incapable d’offrir un appui et un lieu à ceux qui sont sans l’asile du langage, il se pourrait que la psychanalyse soit sa plus sûre boussole.

Ce numéro d’Horizon donne ainsi consistance à cet engagement qui se manifeste d’abord dans l’acte clinique. Plusieurs récits de cure en attestent : à travers la rencontre avec une adolescente qui tombe enceinte, à travers l’accompagnement d’un sujet psychotique et addict au cannabis.

Enfin une large part de ce numéro est consacrée à rendre compte de l’activité des Vecteurs, lieux de transmission et de recherche, où se déroulent des échanges denses et fructueux.

L’élucidation du contemporain est un enjeu majeur qui traverse maints textes de ce recueil. Les questions de la PMA et des transitions de genre sont quelques-uns de ces motifs. Le succès des technosciences reconfigure les rapports à la filiation, au corps, à l’ipséité en laissant croire aux sujets qu’il serait possible de réinventer les normes. La psychanalyse vient ainsi rappeler que le malentendu vient de tout temps doubler le sujet et qu’il serait illusoire de penser que celui-ci peut être congédié.

Ce numéro rend encore compte des aspects toujours modernes de Freud, à travers trois contributions. Work in progress de sa traduction, qui s’inscrit dans le projet ambitieux de mettre à disposition le texte bilingue de ses derniers articles, seul à même de transmettre sa complexité et son tranchant. Inscription aussi de Freud dans une modernité, lorsque ses réflexions sur la place de la psychanalyse dans la cité et dans la médecine atteignent une ekphrasis des problématiques actuelles toujours pertinente. Enfin, approfondissement de son concept de castration maternelle dans leurs lectures lacanienne, millérienne et affrontée à ses modalités contemporaines.

L’ouverture de la psychanalyse à l’Envers passe aussi dans son dialogue avec les arts. C’est ce que démontre la présentation du livre de Tiphaine Samoyault qui donne à entendre la trajectoire singulière d’une des grandes voix de la critique littéraire contemporaine à travers une œuvre autobiographique, qui est aussi le récit de la naissance d’une écriture, prenant forme autour de la confrontation avec l’affect de honte. La littérature et la psychanalyse sont des alliées lorsqu’elles ne cessent de réaffirmer le pouvoir de la langue et du langage, du désir et de l’improvisation face aux logiques deshumanisantes.

L’enseignement peut aussi venir du panorama de l’Histoire tel qu’il est proposé à partir d’une réflexion sur la figure du monstre, qui convoque Néron, Lacenaire et les Anormaux de Foucault. C’est à partir des figures de l’étranger, du marginal et de l’exclu que se lisent le mieux les normes et leurs pouvoirs de négation des sujets. C’est aussi l’enjeu et l’éclairage donnés par le dernier documentaire de Depardon consacré aux nouvelles lois sur l’hospitalisation sous contrainte tourné à l’hôpital du Vinatier.

Ceci n’empêche heureusement pas les initiatives des cliniciens, sachant prendre le contrepied des protocoles de soin type entretien motivationnel ou inventer, le temps d’un atelier danse au sein de l’association Les Minis Pousses, la promesse légère de mettre les corps au mouvement de leurs désirs.

Bonne lecture !

* Clément Fromentin est psychiatre, membre de l’Envers de Paris.

SOMMAIRE

Introduction, Beatriz Gonzalez-Renou

Éditorial
La psychiatrie à la rue, Clément Fromentin

La psychiatrie à la rue
Chronique d’un désastre annoncé, Jean-Daniel Matet
Tissées d’une même étoffe, Francesca Biagi-Chai
Alors ça pourra peut-être aller encore plus loin…, entretien avec Fabien Grasser
Bye-bye psychiatrie !, Aurélie Charpentier-Libert
Maltraitance, un nom du malaise en psychiatrie, Valérie Pera-Guillot
Psychiatrie et Toxicomanie ou De la chance de sonner à la mauvaise porte, Gustavo Freda
Retour vers le futur d’une prophétie de Lacan, Pierre Sidon

Clinique
Bizarre, immotivé, apparemment immotivé : trois notions psychiatriques du passage à l’acte, Beatriz Gonzalez-Renou

Cas
« Sinon tout va bien », Stéphanie Lavigne
Pas de bébé pour Mélina : une maïeutique singulière, Hélène de La Bouillerie

Une saison à l’Envers
Défis contemporains des biotechnologies : entre vertiges et malentendus, François Ansermet
Le don comme demande, Nouria Gründer
Bête de cirque : de l’usage de la honte,Marie-Christine Baillehache
Traduire – se cogner au réel de la lalangueSusanne Hommel
De quoi le monstre moderne est-il le signe ?,
Geneviève Mordant
S’engager dans son mouvement,
entretien avec Pierre-Emmanuel Massoniet Grégory Alliot par Sarah Dibon
Motivés, motivés : la séduction au service de la rééducation du patient, Elisabetta Milan-Fournier
12 jours de Raymond Depardon, Leïla Touati
Le lieu pour chaque Un, il est là, Daniele Fernanda Eckstein

Un livre
Le trauma d’où s’origine le désir de Freud. Rencontres avec la castration maternelle, Virginia Rajkumar-Hervy

Lire Freud
Freud ou le « devoir d’instruire » éloquent, Agnès Bailly

Politique
Bolsonaro : mythe et politique de la haine, Patrick Almeida

SOMMAIRE

Introduction, Beatriz Gonzalez-Renou

Éditorial
La psychiatrie à la rue, Clément Fromentin

La psychiatrie à la rue
Chronique d’un désastre annoncé, Jean-Daniel Matet
Tissées d’une même étoffe, Francesca Biagi-Chai
Alors ça pourra peut-être aller encore plus loin…, entretien avec Fabien Grasser
Bye-bye psychiatrie !, Aurélie Charpentier-Libert
Maltraitance, un nom du malaise en psychiatrie, Valérie Pera-Guillot
Psychiatrie et Toxicomanie ou De la chance de sonner à la mauvaise porte, Gustavo Freda
Retour vers le futur d’une prophétie de Lacan, Pierre Sidon

Clinique
Bizarre, immotivé, apparemment immotivé : trois notions psychiatriques du passage à l’acte, Beatriz Gonzalez-Renou

Cas
« Sinon tout va bien », Stéphanie Lavigne
Pas de bébé pour Mélina : une maïeutique singulière, Hélène de La Bouillerie

Une saison à l’Envers
Défis contemporains des biotechnologies : entre vertiges et malentendus, François Ansermet
Le don comme demande, Nouria Gründer
Bête de cirque : de l’usage de la honte,Marie-Christine Baillehache
Traduire – se cogner au réel de la lalangueSusanne Hommel
De quoi le monstre moderne est-il le signe ?,
Geneviève Mordant
S’engager dans son mouvement,
entretien avec Pierre-Emmanuel Massoniet Grégory Alliot par Sarah Dibon
Motivés, motivés : la séduction au service de la rééducation du patient, Elisabetta Milan-Fournier
12 jours de Raymond Depardon, Leïla Touati
Le lieu pour chaque Un, il est là, Daniele Fernanda Eckstein

Un livre
Le trauma d’où s’origine le désir de Freud. Rencontres avec la castration maternelle, Virginia Rajkumar-Hervy

Lire Freud
Freud ou le « devoir d’instruire » éloquent, Agnès Bailly

Politique
Bolsonaro : mythe et politique de la haine, Patrick Almeida.

Beatriz Gonzalez-Renouactuelle directrice de l’Envers de Paris.

En cette année 2018, au moment même où L’Envers de Paris se préparait à effectuer la permutation de ses instances, l’ensemble des médias français révélait au grand jour la crise profonde que traverse la psychiatrie publique en France. Nous le savons bien, ce fait n’est pas nouveau.

Le 13 mars dernier, lors de notre dernière Assemblée générale ordinaire, nous avons choisi de consacrer les deux années du présent cycle à interroger le moment présent de la psychiatrie. En effet, champ à la fois distinct et connexe à celui de la psychanalyse, la psychiatrie reste néanmoins un vaste terrain où se déploie au quotidien l’action de plusieurs psychanalystes d’orientation lacanienne. L’Envers de Paris s’est donné pour tâche de promouvoir un dialogue auprès de différents acteurs de la psychiatrie afin d’en tirer quelques conséquences pour l’avenir. C’est ainsi que nous apportons notre grain de sel dans ce débat qui est aussi un enjeu de civilisation.

Ce numéro 63 d’Horizon s’intitule « La psychiatrie à la rue ». Pierre Sidon et son équipe de rédaction ont vu juste avec ce titre qui résonne déjà comme une interprétation.

Les contributions qui composent ce numéro rendent compte de la façon dont leurs auteurs – pour la plupart membres de notre association – interrogent en quoi l’état actuel de la psychiatrie regarde la psychanalyse.

Si chaque époque produit son propre malaise, la nôtre semble ne rien vouloir en savoir. C’est peut-être l’une de raisons qui explique la mise à mal, voire la mise à mort de la clinique psychiatrique nouée aux apports de la psychanalyse. Et ce n’est pas qu’à l’intérieur des murs de l’hôpital psychiatrique que nous constatons tous les jours cette réalité. Nous pourrions dire que moins il y a de place pour la clinique, plus le désarroi – des patients comme de ceux qui s’en occupent –, se fait bruyant sans pour autant réussir à se faire entendre.

Jacques Lacan, dès la fin des années soixante, avait anticipé cette dégradation. Dans son article de 1967, « D’une réforme dans son trou »(1), il entrevoit les effets de la réforme concernant la formation des psychiatres où il isole un terme qui retient aujourd’hui notre attention. Il s’agit de ce qu’il appelle le « fait psychiatrique », qu’il oppose à celui du « fait neurologique ».

Nous sommes rentrés de plain-pied dans l’ère du « fait neurologique ». Il s’étend dans tous les registres de la vie humaine. Et ce, avec grand succès. Que devient « le fait psychiatrique » dans une civilisation où la notion même de la folie disparaît ?

Les noces entre les discours du maître et de la science conduisent aujourd’hui à la promotion à ciel ouvert de l’illusion scientiste. Exit l’énigme qui lie l’homme au langage, l’accès au cerveau permet de tout expliquer, le symptôme devient ainsi un trait à modifier moyennant un savant mixage de chimie et d’éducation dite thérapeutique. Le fou d’aujourd’hui sera le patient idéal de demain : éduqué et capable de se soigner tout-seul, coupé de tout lien transférentiel, il sera un malade comme un autre.

Gageons que la boussole éthique, clinique et politique de l’orientation lacanienne continuera de se nouer au désir en acte des psychanalystes afin d’être une alternative au diktat du « fait neurologique ».

(1) Lacan, J. « D’une réforme dans son trou » (1967). Revue La Cause du désir N° 98, Navarin Éditeur, 2018, p. 11.