Psynéma, dans l’après-coup du film Serious Man

LE RONRON DU DIBBOUK

Par Valeria Sommer Dupont

“Le ronron, c’est sans aucun doute la jouissance du chat. Que ça passe par son larynx ou ailleurs, moi je n’en sais rien, quand je les caresse, ça a l’air d’être de tout le corps” (J. Lacan La Troisième).

Nous sommes à une époque charnière, où les mœurs éparses font voisinage dans un lotissement de banlieue. Dans la parcelle de droite un voisin raciste empiète sur l’herbe de Larry ; dans celle de gauche une voisine hippie, la fume. Judith réclame un guet (divorce religieux) à son mari Larry pour se marier avec Sy en conformité avec la tradition juive. On imagine volontiers que leurs enfants grandissants songeront à tout, sauf peut-être à se marier, et que tonton Arthur sera enfin heureux une fois que les sexualités non procréatrices et non conjugales seront reconnues, rendant ce qui est étrange et déviant à un moment de l’histoire, familial et commun à un autre.

Serons-nous enfin épanouis une fois libérés du carcan de la religion, de la tradition, du poids de la société ? Au son des paroles d’Airplaine, When the truth is found to be lies, si ce film dénonce les vérités mensongères, ce n’est pas pour les substituer à quelques autres qui ne le seraient pas. « Acceptez le mystère » dit le père de l’étudiant coréen à Larry. Au-delà, en deçà, des conventions, des expériences scientifiques ou psychédéliques, un objet réel gît, mystérieux et hors-sens. Sous la figure du Dibbouk ou du Chat de Schrödinger, chaque époque a son mystère qu’aucune morale ne saura élucider.

Dans un cours Larry explique le paradoxe du Chat de Schrödinger lequel chat est selon la physique quantique mort et vivant à la fois, dans un état de superposition. Le film est bâtit comme ce paradoxe, aussi bien par les thèmes qu’il évoque que par sa structure. Un prologue étrange ouvre le film, partie à la fois intérieure et extérieure à ce qui arrivera par la suite. Que faire, spectateurs, de ce morceau disparate ? L’accepter avec simplicité, comme la citation de l’exégète Rashi qui ouvre la scène nous le conseille ? Devons-nous relier cette pièce détachée au reste du film ? Opère-t-elle à la place du mort rendant vivant ce qui suit ou inversement ?  Tout au long du film, on a une chose et son contraire : Le dibbouk, un homme mort et vivant ; une séparation actée et pas actée ; aimer sans désirer ; un jeune en cours sans y être ; trois rêves qui tournent au cauchemar ; des injonctions paradoxales comme le « Ne t’inquiète pas » conjurant l’inquiétude, etc.

On ne peut jamais vraiment savoir ce qui se passe ! s’écriera Larry devant l’amphi après avoir rempli un énorme tableau d’équations mathématiques. Pour Larry la disjonction entre savoir et contingence est une déduction qui le laisse dans l’impuissance. C’est en faisant de l’impossible une hypothèse et pas une déduction, que le sujet peut sortir de son impasse.

Lacan le formule ainsi : Il n’y a pas de rapport sexuel. Aucune rationalité ne saura expliquer le ronronnement pulsionnel. Il arrive qu’on désire hors-timing stipulé pour faire un deuil, hors norme, hors mariage. Parfois piqué par un désir de transgression, ou par des raisons inexplicables et surtout, dans tous les cas, incalculables. C’est le mystère du corps parlant (1).

Chaque époque, chaque société, procure les discours (juridiques, religieux, scientifiques) pour écrire les rapports entre les sujets, créant l’illusion que cela serait nécessaire.

Réclamer un guet pour se marier et avoir une sexualité conforme à la tradition serait équivalent au slogan de la contre-culture américaine des années ’60 : Faites l’amour, pas la guerre.

Alors, toutes les rationalités se valent-elles ? La vie d’Arthur ne sera certainement pas la même avant et après la révolution sexuelle. Toutes les vérités mensongères ne s’équivalent pas, de son ronronnement chacun sera responsable.

Need somebody to love

Dans l’expérience psychanalytique, le transfert repose sur l’amour de savoir. On aime celui à qui on suppose un savoir. Larry cherche dans la science quantique une réponse, puis s’adresse à l’avocat, au médecin de famille, aux trois rabbins. Sa quête de sens se soutient de l’illusion que c’est l’autre qui sait ce qui se passe pour lui. Sa démarche s’avère ainsi être un bon alibi pour ne rien savoir et se dédouaner de ce qui en lui ronronne.

Love somebody to love

Quel est ce savoir si précieux que le vieux rabbin est supposé posséder ? Le Rabbin renvoie à Danny son propre message sous forme inversée en récitant les paroles de la chanson du groupe de rock Airplane qu’il a pris soin d’écouter avec le walkman confisqué au début du film. Objet et vérité sont de son côté.

Ce film, nous laisse en suspens, dans un état de superposition paradoxal, ne nous donnant pas la solution aux questions qu’il soulève. C’est l’œil qui regarde la boîte qui définira l’état quantique du chat : mort ou vivant ? Nous sommes, spectateur, l’œil, et ce film nous regarde, car sa logique fait ronronner nos propres paradoxes. La passion qui nous anime à aller au cinéma, dans la chambre noire, est  celle de voir ; le ressort de cette expérience est l’objet regard. Il faut voir pour ça-voir si l’on est vivant ou mort.

A la fin du film, mon fils de 9 ans s’écria « non ! » et illico demande « Y-a-t-il un Serious Man 2 ? ». Il était sérieux. C’est son premier « Frères Coen ». On peut chercher une conclusion ailleurs, dans la Kabbale, dans la science ; ou vouloir savoir quelque chose de ce cri qui sort de soi et qu’aucune suite, qu’aucun commentaire du film écrit par un autre que soi ne pourra expliquer. On serait alors un peu plus vivant.

(1) «Le réel, dirai-je, c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l’inconscient » J. Lacan, Le séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 11.

 

Dans l’après-coup…

par Karim Bordeau

La rencontre du 13 octobre  2018,  qui s’est  déroulée  au Patronage  Laïque  Jules Vallès,  autour du film A Serious Man des frères Coen, a été l’occasion d’échanges fructueux nouant la thématique des prochaines Journées de l’Ecole de la Cause freudienne  — intitulées  Gai, Gai, marions-nous ! La sexualité et le mariage dans l’expérience analytique  — et  celle proposée par le Patronage  – Le Réel et l’Utopie. Le film  montre en effet que l’utopie  qui se supporte d’une topologie où le « se faire deux », disons-le plutôt avec une accent lacanien : « le sphère deux », est quelque peu mis à mal par ce que Freud a scandé du terme de répétition, en tant que la répétition est  celle de la  rencontre manquée d’un réel qui ne cesse pas d’insister.

La formule de Lacan : « nous savons maintenant que l’humour est le transfuge  dans le comique de la fonction même du « surmoi »(1), trouve dans le film  en question un écho singulier. C’est une comédie plutôt réussie, qui fait mouche. Rappelons ici  que  Freud  avait déjà montré dans son texte Der Humor(2) les affinités  de l’humour  avec l’instance du surmoi dont  l’injonction de jouissance — Jouis ! —  est  dès le prologue du film  mise au premier plan. D’une drôle de façon…! D’où peut-être l’effet d’angoisse que provoque à l’occasion  A Serious Man.  Ce qui n’enlève rien à la puissance articulatoire de celui-ci  et au « gain de plaisir » que l’oeuvre d’art induit comme tel. Ce que notre invitée, Valeria Sommer-Dupont, a montré d’une excellente façon au cours du débat qui a suivi la projection du film(3). Freud formulait qu’un tel plus-de-jouir, provoqué par un formalisme travaillé et une esthétique singulière, n’est pas sans rappeler  « une prime de séduction ou un plaisir préliminaire »(4). Bref Freud pointe-là dans  son texte une topologie, — quant à la façon dont l’artiste « récupère » en quelque sorte son plus-de-jouir —, dont Lacan a montré les affinités avec la Bouteille de Klein et le plan projectif, dans son écrit  « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein »(5). Il s’agit en effet d’une topologie où l’objet comme surface, sans extériorité ni intériorité, subvertit nos intuitions naïves de l’espace et du temps, et dont la pulsion fait le tour. L’effet de division s’en déduit, pas sans tremblements.

Notre prochaine rencontre ciné-débat au Patronage Laïque Jules Vallès aura lieu le 19 janvier 2019, à 14H.  Le Vecteur Psynéma se réunira le 10 novembre de 15H à 18H  chez Laure de Bortoli afin de préparer cette rencontre. C’est cette fois Hitchcock qui sera notre guide. Nous avons choisi en effet comme sujet d’étude L’ombre d’un doute, film sorti en 1943, qui sera projeté dans son intégralité et suivi d’un débat.

Nous mettrons  à l’étude, entre autres textes, ceux de Lacan des Autres écrits  où « l’échec des utopies communautaires »(6) est noué à la folie et la liberté. Dans Fonction de la psychanalyse en criminologie(7), on trouvera à cet égard des formulations saisissantes, quant au noeud du crime, de la loi et du surmoi, sapant les utopies hédonistes, et dont un Platon déjà, dans son dialogue Gorgias(8), montrait la vanité et les effets ravageants. Cette problématique traverse de bout en bout l’oeuvre d’Hitchcock dont la dimension politique est patente ( Cf. sa période  dite anglaise)  — cette oeuvre sensationnelle portant en effet  la trace d’un  subtile et  indéfectible  engagement.  Ce sera notre façon de réagir à l’actualité politique préoccupante.

Comme pour le précédent, le débat qui suivra le film sera préparé et animé par les membres de Psynéma :  Arzu  Samanci, Elisabetta Milan, Carole Herrmann, Leila Touati, Jessika Schlosser, Laure de Bortoli, Maria-Luisa Alkorta, Alexandra Escobar.

(1) Lacan J., Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 769.
(2) Freud S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, Collection  Folio, p. 328 , in « L’humour ».
(3) Cf.  le texte de l’intervention de  Valeria Sommer-Dupont.
(4) Ibid.,  p. 46, in « Le créateur littéraire et la fantaisie».
(5) Lacan J., Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 194 -195.

(6) Ibid., pp. 361-374,   in «Allocution sur les psychoses de l’enfant »,  « Note sur l’enfant».

(7) Lacan J., Ecritsop.cit., p.125.
(8) Lacan y fait  expressément référence dans ce texte.