À la ligne, feuillets d’usine de Joseph Ponthus
Quand l’usine est un traitement après le divan
Une lecture de À la ligne, feuillets d’usine de Joseph Ponthus(1)
Par Coralie Haslé
Joseph Ponthus est pluriel.
Intellectuel, qui a fait hypokhâgne-khâgne, et qui d’après ses interviews a aiguisé sa pensée à la triade Marx-Foucault-Lacan.
Journaliste indépendant.
Educateur spécialisé, qui a travaillé dans un club de prévention francilien pendant de nombreuses années(2).
Analysant.
Grand amoureux. De la littérature, Dumas en particulier. De la poésie, Apollinaire en tête. De la chanson française, Barbara et Trenet, et internationale, Tom Waits. De son épouse : désir décidé, si pour elle c’est la Bretagne, alors ce sera la Bretagne.
En Bretagne, pas de boulot d’éducateur, mais des bulots par caisses entières. J. Ponthus embauche à l’usine. Crustacés, poissons panés, puis l’abattoir.
Entré à l’usine, il est confronté à une expérience de l’ordre de l’indicible qui emprunte à la guerre et à la prison. Huis clos, néon, douleurs intenses, morceaux de corps, lutte perpétuelle contre soi-même et contre le temps. Lieu de peu de mot, entouré de taiseux, les pensées s’enchaînent à la chaîne – ou plutôt « à la ligne », euphémisation de la novlangue oblige ! Toutes ses riches références s’entremêlent. Alors quand il rentre, il vole du temps, à sa femme, au sommeil, pour écrire. A la ligne, comme il travaille, comme il pense quand il travaille.
Ainsi, il traite l’usine par son écriture poétique. Tout autant, l’usine traite son angoisse à lui.
« Je dois à l’usine le fait de ne plus éprouver de crises d’angoisse
Plutôt non
Je date de mon entrée à l’usine le fait de ne plus éprouver de ces foutues crises d’angoisse
Terribles
Irrémédiables
L’infini et son vide qui défoncent le crâne
Font monter la sueur froide le vertige la folie et la mort »(3)
Il rapproche d’ailleurs à plusieurs reprises cette expérience de celle de son analyse lacanienne.
« Ma vie n’aurait jamais été la même sans la psychanalyse
Ma vie ne sera plus jamais la même depuis l’usine
L’usine est un divan »(4)
L’auteur semble être à plusieurs places, celle du narrateur ouvrier intérimaire autant que celle de ses collègues, l’empoté comme l’amputé, celle de la machine infernale ou encore celle des carcasses parmi les carcasses, traitant les restes parmi les restes. Angoisse, désir, jouissance, penser ce livre comme reste, incarnant ce qui ne se traite pas, ne se résorbe pas.
« La fin de l’usine sera comme la fin de l’analyse
Elle sera simple et limpide comme une vérité
Ma vérité »(5)
Son écriture s’acharne à cerner au plus près tous ces éprouvés de corps auxquels il est confronté. Ce qu’il voit, membres coupés. Ce qu’il sent, odeurs de crustacés, de viande, de sang. Ce qu’il entend, bruit des machines, chansons des collègues. Ce qu’il ressent, muscles douloureux.
« Les charges lourdes me font découvrir des muscles dont j’ignorais l’existence
La servitude est volontaire
Presque heureuse »(6)
Il nomme l’absurdité : dépoteur de chimères, égoutteur de tofu, nettoyeur d’abattoir.
« Je commence à travailler
J’égoutte du tofu
Je me répète cette phrase
Comme un mantra
Presque
Comme une formule magique
Sacramentelle
Un mot de passe
Une sorte de résumé de la vanité de l’existence du travail du monde entier de l’usine
Je me marre »(7)
Il réduit, il tranche, il coupe. Mais tout autant il habille, il borde, il inscrit dans l’histoire. Marx lui revient, il parle capitalisme et prolétariat.
« Je suis de l’armée de réserve dont parle le grand Karl dès 1847 dans Travail salarié et capital
“ La grande industrie nécessite en permanence une armée de réserve de chômeurs pour les périodes de surproduction. Le but principal de la bourgeoisie par rapport à l’ouvrier est, bien sûr, d’obtenir le travail en tant que matière première au plus bas coût possible que lorsque la fourniture de ce produit est la plus grande possible en comparaison de la demande, c’est-à-dire quand la surpopulation est grande. ”
Celle des chômeurs contents d’être intérimaires »(8)
Il l’évoque avec nuance, il sait qu’il y a quelque chose qui fonctionne pour lui dans cet antre du capitalisme.
« J’éprouve un sentiment très aigu d’être au monde
En adéquation presque spinoziste avec mon environnement
Le Grand Tout qu’est l’usine
Je suis l’usine elle est moi elle est elle je suis moi
Cette nuit
Nous œuvrons »(9)
L’usine lui a permis beaucoup de choses, sentiment d’être au monde, rapport au corps, traitement de l’angoisse et bien sûr, elle lui a permis l’écriture. Mais dans le discours de Milan de 1972, si Lacan dit bien que le discours capitaliste « marche comme sur des roulettes », il ajoute que « ça se consomme si bien que ça se consume », « Enfin, c’est après tout ce qu’on a fait de plus astucieux comme discours. Ça n’en est pas moins voué à la crevaison. C’est que c’est intenable »(10).
J. Ponthus, lui, le dit autrement, en opposant l’ouvrier exploité au capitaliste exploiteur :
« Le capitalisme triomphant a bien compris que pour exploiter au mieux l’ouvrier
Il faut l’accommoder
Juste un peu
A la guerre comme à la guerre
Repose-toi trente minutes
Petit citron
Tu as encore quelques jus que je vais pressurer »(11)
Infernal et doux, rageur et poétique, magnifique et horrible, c’est un livre très technique d’une facilité rare dont le fond et la forme s’entremêlent en permanence en plusieurs niveaux de lecture, dans une valse sublime et insensée de coquillages et de carcasses.
« Je pense être un Kamoulox vivant
“Je chante du Trenet en égouttant du tofu
– Hélas non vous re-cu-lez de trois pois-sons pa-nés ” »(12)
J. Ponthus, un sujet au singulier-pluriel, incasable comme son livre, nous offre aujourd’hui ce qu’il s’est offert à lui-même : un livre inespéré qui témoigne d’un nouage inédit, chez un sujet analysé, entre l’usine et l’écriture.
(1) Ponthus J., À la ligne. Feuillets d’usine, Paris, Paris, La Table Ronde, 2019.
(2) Avec quatre jeunes avec lesquels il travaille, il a alors écrit Nous, la Cité.
Ben Balla R., Erambert S., Lakhéchène R., Philibert A., Ponthus J., Nous… La Cité, Paris, Zones, 2012.
(3) Ponthus J., À la ligne. Feuillets d’usine, op. cit., p. 204.
(4) Ibid., p. 163.
(5) Ibid., p. 206.
(6) Ibid., p.13.
(7) Ibid., p. 46.
(8) Ibid., p. 249.
(9) Ibid., p. 60.
(10) Lacan J., « Conférence à l’université de Milan », in Lacan in Italia 1953-1978, La Salamandra, 1978.
(11) Ponthus J., À la ligne. Feuillets d’usine, op. cit., p. 56.
(12) Ibid., p. 46.