À Serge Cottet

Compte rendu de la séance
Novembre 2017

Le 15 novembre 2017, une soirée[1] d’exposition de nos travaux de l’année dans les locaux du Patronage Laïque Jules Vallès, a été consacrée à la projection du film de Philip Kaufman : Invasion of the Body Snatchers (1978), et fut suivie d’un débat avec la salle.

Cette soirée a été l’occasion de mesurer à quel point Kaufman anticipe entre autres les idéologies actuelles, scientistes, objectivant les êtres parlants comme des choses de laboratoire. Une des dernières séquences du film montre des sujets réduits à des mannequins robotisés ; le cinéaste pointe là « le fantasme de l’abolition du fantasme»[2].

Il est frappant par ailleurs, suivant ce fil, de constater que ce sur quoi se termine le film de Kaufman annonce celui de Ridley Scott : Alien, qui sortira peu de temps après en 1979. En effet dans ces deux films « l’intériorité » de l’être parlant, l’intimité la plus hors-de-soi, semblent disparaître sous le regard criant d’une entité venue d’ailleurs. Le dernier plan du film de Kaufman, indexant une sorte de bouche béante, est saisissant à bien des égards, et n’est pas sans faire penser à ce que montrera Ridley Scott dans son film devenu maintenant un très grand classique du cinéma.

L’aliénation au sens lacanien du terme est coextensive à la topologie du discours du maître où l’objet a, le signifiant maître S₁, le sujet divisé $, et enfin le savoir S₂, se répartissent sur quatre places : respectivement celles de la production, du semblant, de l’autre, et de la vérité. Cette topologie tétraédrique conditionne une modalité de circulation des corps parlants, comme nous l’indique expressément Lacan en 1972 dans un entretien : « Ça n’a l’air de rien. Néanmoins, c’est si fortement inscrit dans la structure de notre monde qu’il n’y a pas d’autre fondement au fait de l’espace que nous vivons. »[3] Heidegger dans un texte[4] célèbre montre que l’espace de l’être parlant est impensable sans les discours et les paroles qui nous traversent ; l’espace dont rêvait Descartes n’existe pas, sauf à abolir l’existence des corps parlants. Le discours de la science, accointé aujourd’hui à une volonté éclatée de calcul sans limite assignable, nourrit des impératifs surmoïques inédits ; de nouveaux commandements prennent ainsi corps visant l’intimité du sujet et sa résorption dans un tissu sans trou. Le film de Kaufman nous transporte au cœur de cette problématique.

Lacan a montré, en jouant sur le signifiant bon, que « dès que vous habitez un certain type de discours, vous êtes bon pour qu’il vous commande. »[5] Ce qui rend raison topologiquement de l’aliénation du corps parlant pris dans le courant du discours du maître et de ses variantes. Sur ce point le film de Kaufman est tout à fait incisif : la mise en scène, absolument remarquable, montre des corps semblant se dissoudre pour se fondre dans une masse indifférenciée où chacun marche au pas de tout le monde. L’espace de l’être parlant prend ainsi de nouveaux aspects, un peu à la façon des rhizomes deleuziens… La célèbre et récente série-TV Stranger Things (2016), créée par les frères Duffer, le montre très bien, se référant par ailleurs à la filmographie que nous avons étudiée cette année.

À cette aliénation des corps parlants conditionnée par les discours, se noue logiquement le fantasme de la réalisation d’une unité où la dualité des sexes s’évanouit. Freud imaginant des aliens découvrant notre planète avait déjà pointé ceci (ce qui est tout de même remarquable) : « Si nous pouvions renoncer à notre condition corporelle et, purs êtres pensants venant par exemple d’une autre planète, saisir les choses de cette terre d’un regard neuf, rien ne frapperait plus peut être notre attention que l’existence de deux sexes parmi les êtres humains qui, par ailleurs si semblables, accentuent pourtant leur différence par les signes les plus extérieurs. »[6] Ce que montre Kaufman incidemment c’est la naissance de nouvelles Weltanschauung, de nouvelles visions du monde liées à l’idée que le réel serait entièrement calculable[7] ou résorbable dans une image unifiante. Cette thématique de la dualité sexuelle est présente dès le début du film de Kaufman, montrant en effet la résistance d’un couple face à l’envahisseur inlocalisable.

Gérard Wajcman situe très bien cette bascule que nous évoquions plus haut, où le cinéma se met à questionner les ébrouements du réel et la chute des idéaux : « Comme l’héroïque Ripley dans le film de Ridley Scott, il faudra expulser l’alien et le renvoyer dans son vide sidéral, arracher l’œil envahisseur de la maison et le renvoyer au dehors, pour regagner l’intérieur comme possibilité d’être. Seule une Ripley domestique pourra restaurer l’intimité, un espace où on peut se soustraire aux regards pour pouvoir regarder et vivre. »[8]

La psychanalyse reste critique à l’égard de toute vision du monde[9], offrant un lieu de parole soustrait à cette prise du regard pétrifiant et mortifère de la science quand celle-ci s’attache à un chiffrage sans reste du réel du symptôme. La prise en compte d’un trou dans le symbolique, nouvelle traduction proposée par Lacan du refoulé primordial de Freud, a des incidences décisives : comme a pu le formuler Serge Cottet[10] dans une présentation de son livre L’inconscient de papa et le nôtre, il y a une zone inaccessible au savoir de la science, que le sujet cerne d’une façon singulière, créatrice. Il n’y a pas de mode d’emploi. Les créations artistiques nous donnent à cet égard du grain à moudre et certaines nous ouvrent la voie. Le réel de la psychanalyse n’est pas celui de la science : « Ce quelque chose qui résiste, qui n’est pas perméable à tout sens, qui est conséquence de notre discours, cela s’appelle le fantasme. »[11] Ce qui nous amène à l’écriture du noeud du symptôme comme mode de jouir singulier.

Karim Bordeau

Le Vecteur Psynéma poursuit son chemin. La prochaine exposition de nos travaux aura lieu le 27 janvier 2018 au Patronage laïque Jules Vallès, à 14h. Elle s’inscrira sous la thématique : « Résister, exister ». Le film Docteur Folamour (1964) de Stanley Kubrick sera projeté dans son intégralité, et suivi d’un débat. Une réunion de travail aura lieu le 6 janvier 2018 à 16h chez Carole Herrmann.
[1] Ont participé à cette soirée et à son élaboration : Maria-Luisa Alkorta, Karim Bordeau, Laure De Bortoli, Carole Herrmann, Elisabetta Milan, Émilie Pitoiset, Leila Touati.
[2] Comme a pu le dire Éric Laurent le 30 septembre 2017, à la Maison du Mexique, lors du colloque « Les calculs du sujet. Économie et psychanalyse » organisé par l’ACF-Ile-de-France.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 66.
[4] Heidegger M., « Bâtir, habiter, penser », Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 170.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 37.
[6] Freud S., « Les théories sexuelles infantiles », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 16.
[7] Voir à cet égard le texte d’Heidegger, « L’époque des conceptions du monde », Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 115.
[8] Wajcman G., « le lieu de l’archive », Intérieur, Éditions de l’IMEC, 2017, p. VIII.
[9] Cf. Freud S., « Sur une Weltanschauung », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Folio/Gallimard, 1984, p. 211.
[10] https://www.youtube.com/watch?v=Sc137Q_10D8
[11] Lacan J., Le Séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 28.

Le programme est riche ! Tous ceux qui sont intéressés par le travail du vecteur peuvent se joindre à nous. Il suffit de contacter l’un des deux responsables du vecteur Psynéma

Karim Bordeau
tél : 06 07 23 39 29 – karimbordeau@orange.fr
Elisabetta MILAN
tél : 06 82 46 00 97 – elisabetta.milan@yahoo.fr

N’hésitez pas à nous appeler directement pour tout renseignement.

Prochaine rencontre
6 janvier 2018
à 16h

Chez Carol Herrmann