Andromaque de Jean Racine, Eva Carrere Naranjo

Andromaque de Jean Racine 

Eva Carrere Naranjo

« Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle 

Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle 1 ». 

Bien que révolue, la guerre de Troie ne cesse de hanter les personnages d’Andromaque, tragédie écrite par Jean Racine en 1667. Elle nous introduit à la deuxième génération des héros de cette guerre et nous révèle combien les aïeux glorieux font planer leur ombre et résonner leurs paroles sur la vie de leurs descendants. Sur chacun d’eux pèse un lourd héritage héroïque et l’obligation de réaliser une destinée à laquelle ils objectent parfois. Chacun se trouve pris dans les impasses d’un désir qui peine à émerger sous le poids de ce fatum constitué par les choix de leurs pères.  

Au-delà, cette pièce met en lumière de manière remarquable, qu’après la guerre, règne encore la « discorde 2 », celle dont nous parle Jacques Lacan dans son Séminaire … ou pire, qui se situe entre les sexes et qui est indépassable. Chacun des personnages de cette tragédie, pris dans les tourments de l’amour et sans le recours d’aucun savoir sur le sexe qui viendrait le guider, y rencontre le mur de l’impossible du rapport sexuel, cette barrière qui sépare l’un et l’autre des partenaires. Mais, et c’est toute la richesse de cette tragédie, chacun s’obstine pourtant à vouloir faire exister ce rapport sexuel qu’il n’y a pas, à y croire.

Ainsi, Hermione, fille d’Hélène et de Ménélas, et promise à Pyrrhus – roi d’Epire et fils d’Achille – se voit éconduite par lui, qui lui préfère Andromaque. Il méprise ses charmes et se détourne d’elle. À ce laisser tomber qui vient redoubler celui de sa mère auquel elle a eu affaire enfant, elle répond avec une jalousie féroce et un désir de vengeance contre cette Autre femme qu’est Andromaque, une mère qui plus est. Elle veut la décompléter, assassiner son enfant. Mais, comme elle nous l’indique, n’est-ce pas précisément parce qu’il désirait ailleurs, qu’elle est tombée éperdument amoureuse de Pyrrhus en tant qu’il lui échappait : « Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?  3» Aveuglée par ce désir de vengeance, animée par cette « jalouissance 4 », elle fait exister le rapport sexuel qu’il n’y a pas, entre Andromaque et Pyrrhus. Elle y croit et cette croyance lui est insupportable. Lorsqu’elle confie à Oreste la tâche d’assassiner Pyrrhus, ce n’est que pour mieux le lui reprocher ensuite :  

« Ah ! fallait-il croire une amante insensée ?  

Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?  

Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,  

Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ? 5 »  

 

Oreste, quant à lui, revient à Epire dans l’attente désespérée d’obtenir l’amour de celle qui s’est refusée à lui, Hermione. Elle fut par son père, Ménélas, promise à Pyrrhus, vengeur de sa famille parce qu’il tua Hector. Et c’est la « secrète joie 6 » née en lui lorsqu’il apprend que Pyrrhus se montre « peu sensible aux charmes d’Hermione », qui ravive sa flamme et le pousse à revenir à Epire. Il court donc toujours après cette femme « ingrate à [son] cœur 7 ». Femme inaccessible, impossible dont il se fait le chevalier servant, prêt à aller assassiner pour elle un monarque qu’il respecte, dans l’espoir d’être récompensé par son amour. Mais il passe à côté. Répondre à la demande d’Hermione ne le rend pas plus désirable à ses yeux. Dès lors, son entreprise est vouée au ratage, elle aime pour autant que l’homme, tel Pyrrhus, désire ailleurs.  

 

Pyrrhus ou Néoptolème, roi d’Épire, fils de l’assassin d’Hector et fils d’Achille, a enlevé Andromaque et en a fait son esclave alors qu’il venait de tuer son époux, de le traîner dans le sang. Il court après cette esclave, attendant d’elle un regard qu’elle ne lui cède pas. Il veut qu’elle devienne son épouse. C’est un désir obstiné qui fait de lui l’« enfant rebelle 8 » de la Grèce puisqu’il se dit prêt à répudier sa promise Hermione et l’honneur du peuple dont il est le roi, pour assurer la protection d’Astyanax, le fils d’Andromaque et d’Hector, et de faire ainsi d’un troyen son héritier :  

« Que les grecs cherchent quelque autre proie ; 

Qu’ils poursuivent ailleurs ce qui reste de Troie : 

De mes inimités le cours est achevé 9 ».  

Mais cette promesse peut le conduire à sa perte et, dans cet acharnement à arracher l’amour à celle qui s’y refuse par fidélité à son défunt mari, s’avoue une jouissance : « Je trouvais du plaisir à me perdre pour elle 10 ». C’est dans le lien entre Andromaque et Hector que plane pour Pyrrhus l’ombre du rapport sexuel, la croyance au Un de l’Eros. Il est donc logique qu’Andromaque ne consente pas à cette union, quel qu’en soit l’odieux chantage qu’il s’emploie à exercer sur elle. Ainsi, l’absence de réciprocité, l’amour que ne lui cède pas Andromaque ne permet pas à cette jouissance de condescendre au désir. Dès lors, c’est l’ « hainamoration 11 » dont parle Lacan dans son Séminaire Encore, qui vient à dominer le cœur de Pyrrhus : 

« Moi, l’aimer ? Une ingrate 

Qui me hait d’autant plus que mon amour la flatte ? 12 »  

 

Andromaque quant à elle, se trouve divisée entre honorer la mémoire de son défunt mari Hector et assurer à son fils la protection d’un père, fût-il le meurtrier de son père. Chez Racine, la tension dramatique culmine dans cette impasse subjective rencontrée par Andromaque, entre l’épouse fidèle qui honore son défunt mari et la mère qui souhaite la survie de son enfant, ce « reste 13 » d’Hector pour lequel elle est prête à se sacrifier : « Oh mon fils, que tes jours coûtent cher à ta mère 14 ». Elle veut par sa vertu, faire exister le couple qu’elle formait avec Hector. Le sacrifice, se tuer après avoir accepté le mariage avec Pyrrhus pour « l’engager à [son] fils par des nœuds immortels 15 » est donc sa solution, sa trouvaille, son « stratagème 16 » pour continuer à croire à sa « vertu 17 » par laquelle il y aurait – veut-elle y croire – complétude avec son défunt mari.  

 

Quelle lecture donnera Stéphane Braunschweig de ce fameux texte ? C’est ce que nous avons hâte de découvrir dans sa mise en scène au Théâtre de l’Europe de l’Odéon le 3 décembre à 15h, avec le Vecteur Théâtre et Psychanalyse de l’Envers de Paris. La pièce sera suivie d’un débat avec Virginie Leblanc.