Annie Ernaux : Le rendez-vous de l’objet

Annie Ernaux : Le rendez-vous de l’objet.

Dans Passion simple, Annie Ernaux n’écrit pas le rapport sexuel entre une femme – elle-même – et un homme – désigné par la lettre A. Elle écrit l’avant et l’après de cette rencontre qu’elle situe dans « un espace de temps délimité par deux bruits de voiture, sa R25 freinant, redémarrant, où j’étais sûre qu’il n’y avait jamais rien eu de plus important dans ma vie, ni avoir des enfants, ni réussir des concours, ni voyager loin, que cela, être au lit avec cet homme au milieu de l’après-midi.  » Hors du temps suspendu de « l’absolu de [sa] passion  », tout lui est devenu « ou pénible ou indifférent  ». Avant et après cette rencontre tout entière emplie de la passion hors temps des corps, il n’y a plus qu’« une attente indéfinie et douloureuse  » et qu’un avenir fixé au « prochain coup de téléphone fixant un rendez-vous  ». « Je n’étais plus que du temps passant à travers moi.  »

Annie Ernaux n’écrit que les restes de cette jouissance du rapport sexuel qui la happe hors du temps. Elle dresse le tableau des objets qui témoignent de cette jouissance qui y fut rencontrée et éprouvée et qui ne s’écrit pas. « Aussitôt après son départ, une immense fatigue me pétrifiait. Je ne rangeais pas tout de suite. Je contemplais les verres, les assiettes avec des restes, le cendrier plein, les vêtements, les pièces de lingerie, éparpillés dans le couloir, la chambre, les draps pendant sur la moquette. J’aurais voulu conserver tel quel ce désordre où tout objet signifiait un geste, un moment, qui composait un tableau dont la force et la douleur ne seront jamais atteintes pour moi par aucun autre dans un musée.  » Ce tableau, cette Nature morte « ni nature, ni morte  », fait écran au rapport sexuel qui n’existe pas et donc ne peut ni se voir ni s’écrire. Ne peut s’en voir et s’en écrire que des morceaux extraits, des pièces détachées épars tombées au sol qui à la fois le montrent et le cachent. Dans son texte « Les prisons de la jouissance », J.-A. Miller fait valoir que cette connexion de l’imaginaire et du symbolique voile ce qui se trouve derrière, caché, l’objet (a). « Le voile qui cache fait exister ce qui ne peut se voir. […] S’il n’y a pas de voile, on constate qu’il n’y a rien. Si entre le sujet et le rien il y a un voile, tout est possible. On peut jouer avec le voile, imaginer des choses, un peu de simulacre peut également aider. Là où il n’y avait rien avant le voile, il y a, peut-être, quelque chose et au moins, il y a l’au-delà du voile, et dans cette mesure, par ce “peut-être”, le voile crée quelque chose ex nihilo  ».

Avec l’écriture de son roman Passion simple, Annie Ernaux met en place la fonction du voile qui, avec de l’imaginaire et du symbolique, cache et montre l’objet (a) comme étant rien. « Dès que j’entendais la voix de A., mon attente indéfinie, douloureuse, jalouse évidemment, se néantisait si vite que j’avais l’impression d’avoir été folle et de redevenir subitement normale.  » En y mettant en scène des bouts d’objets destinés à être évacués du corps éprouvant une jouissance « la plus violente qui soit et la moins explicable  », elle fait exister une jouissance possible lui permettant de renouer avec sa vie communément partagée et en lien avec l’Autre de la littérature. « Maintenant, c’est avril. Le matin, il m’arrive de me réveiller sans que la pensée A. me vienne aussitôt. L’idée de jouir à nouveau “des petits plaisirs de la vie” – parler avec des amis, aller au cinéma, bien diner – me cause moins d’horreur. Je suis toujours dans le temps de la passion […] mais ce n’est plus le même, il a cessé d’être continu. Je passe de l’imparfait, ce qui était – mais jusqu’à quand ? – au présent – mais depuis quand ? – faute d’une meilleure solution. Car je ne peux rendre compte de l’exacte transformation de ma passion pour A., jour après jour, seulement m’arrêter sur des images, isoler des signes  ».

Et si, elle débute son roman par la vision « bouleversante  » d’un film classé X, c’est pour mieux substituer à « la stupeur  » provoquée par l’exhibition pornographique du rapport sexuel, le plaisir partiel, voilé et trompeur d’une séduction. Comme le rappelle G. Wajcman dans Ni nature, ni morte : « L’impossible à supporter du réel revient dans l’art comme une séduction, un charme.  » À ce charme capturant la jouissance de façon imaginaire, Annie Ernaux conjoint le passage de la jouissance au symbolique en extrayant de cette jouissance des objets (a), bouts de corps qu’elle élève à la dignité d’objets métaphoriques et non réels.

Marie-Christine Baillehache.