Annie Ernaux, Une femme à la recherche d’une vérité perdue.
Valérie Chevassus-Marchionni : Annie Ernaux, Une femme à la recherche d’une vérité perdue.
Dans Une femme, Annie Ernaux cherche par son écriture littéraire à atteindre une vérité sur sa mère. De quelle vérité s’agit-il exactement ? Est-ce vraiment cela qu’elle cherche et ce à quoi elle aboutit ?
« Ce que j’espère écrire de plus juste se situe sans doute à la jointure du familial et du social, du mythe et de l’histoire. Mon projet est de nature littéraire, puisqu’il s’agit de chercher une vérité sur ma mère qui ne peut être atteinte que par des mots. (C’est-à-dire que ni les photos, ni mes souvenirs, ni les témoignages de la famille ne peuvent me donner cette vérité.) Mais je souhaite rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature. 1
Elle réfute donc la photo comme pourvoyeuse de cette vérité recherchée. Elle se fonde pourtant souvent sur des images mais ce qu’elles lui fournissent comme réalité d’une époque ou d’un âge ne correspond pas à ce qu’elle conçoit comme une vérité sur sa mère. De même, le souvenir n’est à ses yeux qu’une vérité trompeuse, un écran ne conservant et ne restituant qu’une image erronée de la vérité qu’elle vise par son écriture. De la même façon, pour elle, les témoignages de la famille ne peuvent que mentir sur la vérité : seule son écriture peut l’atteindre. Cette écriture au-dessous de la littérature, elle la conçoit à la jointure des sciences sociales et humaines. Elle ne veut pas enjoliver la réalité, ni la romancer, mais être fidèle à la langue des siens, celle de son inconscient. Son parti pris littéraire est celui de l’écriture plate qui ne « va pas faire un beau livre 2». Elle l’exprime ainsi dans L’écriture comme un couteau : « Je ne voulais plus faire quelque chose de beau d’abord, mais d’abord de réel, et l’écriture était ce travail de mise au jour de la réalité : celle du milieu populaire d’enfance. 3
Cette vérité ayant le sens des réalités du milieu social de son enfance, visée par A. Ernaux, est la vérité parlée par la langue de son Autre de l’enfance. À ce titre, elle rejoint ce que J.-A. Miller écrit sur la vérité en psychanalyse. « La vérité, c’est le signifiant-maître de l’enseignement de Lacan à ses commencements. Il la pose distincte de l’exactitude. La vérité n’est pas de dire ce qui est, ce n’est pas l’adéquation du mot et de la chose – selon la définition ancestrale –, la vérité dépend du discours. Il s’agit […] de faire vérité de ce qui a été 4». Dans son travail d’écrire cette vérité de l’Autre, Annie Ernaux n’en obtient que des vérités partielles, levées du refoulement partielles et successives. Dans son effort de les organiser et de les mettre en forme de fiction, elle fait l’expérience, comme dans la cure analytique, que le fin mot de la vérité est toujours repoussé.
« En fait, je passe beaucoup de temps à m’interroger sur l’ordre des choses à dire, le choix et l’agencement des mots, comme s’il existait un ordre idéal, seul capable de rendre une vérité concernant ma mère – mais je ne sais pas en quoi elle consiste – et rien d’autre ne compte pour moi, au moment où j’écris, que la découverte de cet ordre-là 5. Or, comme l’indique J.-A. Miller, « Le fin mot, c’est ce qui reste, dans la pratique de la psychanalyse, toujours enveloppé de problèmes, c’est-à-dire comme une aporie. 6
Comme dans la cure analytique, ce qui compte dans la visée littéraire d’A. Ernaux d’écrire la vérité-sens, c’est non seulement qu’elle soit « capable de prendre en charge ce qui est resté comme trou dans la réalité du sujet, et de faire ainsi sens de ses traumatismes, de ses images indélébiles, de ses scènes monumentales, ou de ses trous, en les remplissant, en les filant, en rétablissant une continuité, en racontant une hystoire (avec un y qui signale que c’est pour un autre, dans le « rapport intersubjectif », entre guillemets, que cela se tisse) 7», mais aussi que « dans cette narration même, des trous se manifestent, des achoppements, qui sont autant de signes d’une autre vérité, d’un autre sens, lesquels sont en peine de se conjuguer à la fiction d’une narration. Voilà pourquoi ces émergences qui rompent la narration, on leur donne valeur de réel, plutôt que de vérité et de sens 8
Quelle place A. Ernaux fait-elle à ces trous non résorbables par le sens dans son écriture fictionnelle même ?
Dans Une femme, elle écrit, et une seule fois :
« J’essaie de ne pas considérer la violence, les débordements de tendresse, les reproches de ma mère comme seulement des traits personnels de caractère, mais de les situer aussi dans son histoire et sa condition sociale. Cette façon d’écrire, qui me semble aller dans le sens de la vérité, m’aide à sortir de la solitude et de l’obscurité du souvenir individuel, par la découverte d’une signification plus générale. Mais je sens que quelque chose en moi résiste, voudrait conserver de ma mère des images purement affectives, chaleur ou larmes, sans leur donner de sens. 9»
Par cet unique aveu, elle laisse entendre que si elle met son écriture au service du sens de la vérité sur sa mère, quelque chose y échappe et insiste. Son privilège donné à une vérité qui donne du sens aux choses lui permet d’échapper au réel en jeu dans sa relation à sa mère, au réel qui excède le sens de la vérité et qui implique son corps : violence, débordement de tendresse, chaleur et larmes demeurent dans son écriture hors sens 10. Son écriture littéraire vise à ce que la vérité fasse couple avec le sens 10. Pour que son écriture inclue ce réel, il faudrait qu’elle consente à « se déprendre des mirages de la vérité […] et viser au-delà la fixité de la jouissance, l’opacité du réel 11
Dans son écriture littéraire, Annie Ernaux s’en tient au sens de la vérité. Et si « le symptôme est un Janus, il a deux faces, une face de vérité et une face de réel 12
1 Ernaux A., Une femme, Paris, Gallimard, 1987, p. 23.
2 Ernaux A., L’atelier noir, Paris, Gallimard, 2022, p. 56.
3 Ernaux A., L’écriture comme un couteau, Paris, Gallimard, 2011, p. 70.
4 Miller J.-A., « La vérité fait couple avec le sens », La Cause du désir, n o 92, mars 2016, p. 85.
5 Ernaux A., Une femme, op. cit., p. 44.
6 Miller J.-A., « La vérité fait couple avec le sens », op. cit., p. 85.
7 Ibid., p. 89.
8 Ibid.
9 Ernaux A., Une femme, op. cit., p. 52.
10 Miller J.-A., « La vérité fait couple avec le sens », op. cit.
11 Miller J.-A., « Lire un symptôme », présentation du thème du congrès de la NLS à Tel Aviv en 2012. Lisible à
l’adresse suivante : http://atelierclinique.t.a.f.unblog.fr/files/2008/05/jacques-alain-miller-lire-un-symptome, p. 6.
12 Ibid., p. 4.