J’hallucine !

LE PASSÉ : S’EN PASSER OU S’EN SERVIR ?
par Anaëlle Lebovits-Quenehen

Comment les praticiens orientés par le discours analytique font-ils usage du « passé » de ceux qui s’adressent à eux – y compris lorsqu’ils exercent en institution ? Laissent-ils son récit advenir librement ou le provoquent-ils ? Et quand il se présente, quel usage en font-ils ? La psychose admet-elle le même abord du « passé » ou de « l’histoire » d’un sujet que la névrose ? Nécessite-t-elle d’en user autrement ? Et si l’histoire d’un sujet est un semblant, comment ce semblant tient-il toutefois au réel ? Ce sont là autant de questions qui nous occuperont lors de la prochaine après-midi de la section clinique.

C’est qu’en découvrant l’inconscient, Freud subvertit d’emblée le sens et la modalité de l’anamnèse, chère aux psychiatres, qui cherchent dans l’histoire de la maladie quelques signes sur lesquels prendre appui. En effet, à peine Freud fait-il l’hypothèse de l’inconscient, qu’il énonce que les hystériques souffrent de réminiscences. Il s’intéresse donc à leur passé, ou plutôt à leurs souvenirs qui sont souvent remaniés, falsifiés, mutilés, déplacés, amplifiés, voire retournés en leur contraire[1]. N’empêche qu’il ne renonce pas et ne renoncera jamais à faire usage de cette matière mouvante et féconde. Il fait ainsi place, non pas tant à l’histoire objective de ses analysants qu’à celle, toute empreinte de leur singularité et de leur jouissance, qu’ils lui livrent dans la cure. Le passé ne l’intéresse d’ailleurs pas en ce qu’il détermine strictement le présent (comme une cause produirait mécaniquement un effet), mais bien plutôt en ce que ce lien entre présent et passé ne laisse de l’interroger, autant que la façon dont il doit être explicité dans le cadre de la cure, sous transfert donc.

L’intérêt que Freud porte au passé d’un sujet le mène à des découvertes décisives. Ainsi les traumatismes en tant qu’ils font resurgir l’effroi, jusques et y compris en rêve.

Cette considération le conduira à sa seconde topique et à la découverte de la pulsion de mort qui apparait au-delà du principe de plaisir. Freud y découvre que même l’enfant de 18 mois qui joue avec sa pelote au fameux Fort-Da[2] a un passé (certes presque immédiat) dont c’est peu dire qu’il ne passe pas, un passé très ordinairement traumatique, dans l’affrontement duquel s’élabore son petit jeu répétitif et, au fond, décisif.

Que fera Lacan de cet abord freudien qu’il valorise, critique, explicite et déploie ou, comme il dit lui-même, qu’il frotte, astique et fait briller ? Lacan part de l’idée que l’histoire est une vérité dont le sujet qui l’assume dépend dans sa constitution de sujet. Mais il tient en même temps que cette histoire dépend également de lui en tant qu’il l’élabore – et pas qu’une fois – à sa façon.

Il n’est qu’à relire les premières pages de « La Chose freudienne » pour se convaincre de la valeur que Lacan accorde à l’histoire des patients reçus par des analystes. Certes, Lacan pense l’inconscient en termes de structure plus que de mémoire, mais tandis que les post-freudiens américains évacuent l’histoire de leur patient de leur présentation de cas, Lacan y voit le signe de leur anhistorisme dont il fait le révélateur d’un indigne rapport à leur propre passé qu’ils refoulent plutôt que de s’y affronter au présent – et Lacan les critiquant n’y va pas de main morte !

Dans une histoire faite d’un passé prompt à informer l’avenir – et réciproquement peut-être – il y a ce qui a été nécessairement rencontré. Ainsi en va-t-il pour chacun du désir qui préside à son arrivée dans le monde, désir qui se répercute ensuite avec plus ou moins de consistance. Ainsi en va-t-il encore des expériences plus ou moins heureuses, mais aussi plus ou moins douloureuses qu’il aura éventuellement à faire. Mais justement, ce qui fait trauma convoque et active volontiers des significations élaborées à partir de signes, dont la rencontre fut elle-même traumatique quoique contingente[3]. Ces mots qui sont signes plus que signifiants, ces mots qui sont aussi des sons empreints de jouissance, ces signes donc ont marqué le corps parlant : ils le retiennent de ce fait, tout autant qu’il les retient.

L’abord de l’inconscient sur son versant de jouissance nous fait-il tout à fait échapper à l’histoire de ceux qui entrent dans le discours analytique ? Non pas. Lacan note en effet – et nous sommes en 1975 – qu’« à dire n’importe quoi », c’est-à-dire à suivre la règle de l’association libre, on finit par faire retour « à ce par quoi on tient à sa famille », c’est-à-dire l’enfance, soit à ce temps où ceux qui nous parlaient, usaient delalangue maternelle (pas pour rien dite ainsi). C’est la raison pour laquelle un analyste n’intervient jamais « que d’une vérité particulière, parce qu’un enfant n’est pas un enfant abstrait ». Si l’association libre ramène le corps parlant à l’attachement à la famille et à l’enfance, l’analyste se doit d’intervenir depuis cette aperception auprès de celui dont l’« histoire […] se spécifie de cette particularité : ce n’est pas la même chose d’avoir eu sa maman et pas la maman du voisin, de même pour le papa[4]. » Mais scandant cette histoire, l’analyste court-circuite aussi volontiers la parole analysante et historisante pour en faire saillir les équivoques qui la révèlent plus conjointe au réel qu’il n’y parait sans cela.

Notons enfin, que quelles que soient les dernières avancées de Lacan, non pas seulement sur l’œuvre de Freud, mais aussi, et peut-être d’abord, sur son œuvre propre, quelles que soient donc ses avancées et leur incidence sur sa pratique, son attention à la façon dont un sujet se situe par rapport aux générations qui le précèdent est une constante. Lacan y situe une part de ce qui se joue pour lui de décisif. Cette attention portée aux deux générations avec lesquelles le corps parlant compose, est certes discrète, mais elle traverse tout son enseignement[5], sa permanence nous indique que Lacan y tenait.

C’est ainsi que le discours analytique fait place à ce que Jacques-Alain Miller appelle si justement une « érotique du temps »[6], érotique au creux de laquelle, présent, passé et futur se tressent singulièrement dans l’expérience analytique. Rendez-vous donc le 14 septembre prochain pour examiner, cas à l’appui, comment l’orientation lacanienne nous invite à nous servir et/ou à nous passer du passé des corps parlants dans le discours analytique.

[1] Freud S., L’homme Moïse et la religion monothéiste, nrf, p. 115. Cette série d’épithètes, Freud en use pour caractériser le « code sacerdotal » qui se fixe au Ve siècle avant J.-C. à partir de textes anciens.

[2] Freud S., Essais de psychanalyse, « Au-delà du principe de plaisir », p. 54.

[3] Cf. sur ce point le développement de : Miller Jacques-Alain, L’os d’une cure, Paris, Navarin éditeur, 2018, p. 43.

[4] Lacan Jacques, “Conférences et entretiens dans des universités nord-americaines”, Scilicet n° 6/7, 1975, pp. 42-45.

[5] Lacan Jacques, Le Séminaire, cf. Livres III, VIII et XXV.

[6] Miller Jacques-Alain, « L’érotique du temps », La Cause freudienne, n°56, Paris, 2004, pp 61-85.

 

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