Chantal Thomas, la coupure d’un détail
Lors d’une interview radiophonique, Chantal Thomas précise : « Quand je suis arrivée à New-York, […] c’est avec les lectures de poésies [et] les mots incarnés dans le chant [de Patti Smith], [que] j’ai écrit des textes brefs, des nouvelles qui sont devenues La vie réelle des petites filles [1] ». Butterfly est l’une des nouvelles de ce recueil qui est sa version de l’opéra de Puccini, Madame Butterfly, racontant l’histoire d’une jeune fille, geisha dans une maison de thé qui se marie avec un officier américain, Pinkerton, qui l’abandonne et qu’elle ne cesse d’attendre.
Dans cette nouvelle, C. Thomas met en scène le personnage d’une jeune geisha, Kimiko, qui est « aussi légère qu’un fantôme, aussi serviable qu’un automate [2] ». Un soir, Kimiko plait à un riche américain, Clayton Amberson. Elle a quinze ans et elle est vierge, ce qui, selon les valeurs traditionnelles japonaises, a une haute valeur. Amberson évalue cette valeur au prix d’un studio à Park Avenue. Il l’achète et l’affaire est conclue, il l’emmène à Cannes « dans une villa entourée d’eucalyptus et de mimosa [3] ». De par sa beauté et sa grâce, Kimiko, comme geisha, est parfaite. Son raffinement et son mystère relève du féminin japonais inaccessible. Mais, le corps de la jeune fille est-il pour autant un corps sans chair, vide de désir et d’amour ? On peut en douter car à son arrivée à la villa de Cannes, elle y est très vite ivre des parfums d’eucalyptus et de mimosa. C’est dans son lien à son partenaire amoureux, Amberson, que son corps s’absente. « Par déférence et par gratitude […], elle était prête à adorer Amberson. […] Très vite elle cessa de l’intéresser. Il s’était fixé de nouveaux défis qui lui paraissaient plus risqués que de répondre à l’amour d’une jeune fille [4] ». Pour Amberson, Kimino se révèle être le support éphémère du pari qu’il a fait avec lui-même en l’achetant. Alors, un après-midi, tandis qu’elle rentre seule à la villa « dont les vitres renvoyaient les reflets orangés du soleil couchant », Kimiko aperçoit « par hasard, au premier étage, une fenêtre qui s’effaçait. C’était la fenêtre d’une chambre inoccupée [5] ». Dès lors, elle prend l’habitude de passer ses journées dans cette chambre sans rien faire que de penser à son amant.
Lacan, dans son séminaire Le Désir et son interprétation, donne toute son importance à « la coupure créatrice [6] » qui, dans toute œuvre d’art littéraire, prend la place du « détail relevant [7] », du détail qui ne colle pas et qui attire l’attention. Dans sa nouvelle Butterfly, C. Thomas introduit cette coupure avec l’objet insolite de la fenêtre « éteinte, aux contours à peine perceptible [8] », une fenêtre qui s’efface. Par ce « détail pertinent [9] », elle introduit une dissonance dans le sens de son articulation symbolique qui est une coupure ouvrant sur un changement de registre du mode de jouissance de son personnage féminin, Kimiko. Ainsi, nous éclaire-t-elle sur ce que Lacan nous enseigne sur la fonction de la coupure de défaire le sens articulé sans proposer un autre sens. C. Thomas fait de la fenêtre un objet de fixation pour son personnage féminin. C’est une fenêtre qui fait coupure dans l’histoire symbolique de son personnage féminin pour l’ouvrir sur une satisfaction indicible et illimitée. La chute de sa nouvelle ouvre sur le réel d’une jouissance énigmatique qu’éprouve Kimiko mais qui échappe tout-à-fait à son partenaire Amberson. De retour de ses voyages, alors qu’il lui raconte ses conquêtes de nouveaux marchés financiers, il « ne remarquait pas, sur le visage et le corps de son amante, les progrès d’un gommage insidieux [10] ». En s’absentant du discours d’Amberson, elle introduit une césure dans la trame symbolique dans laquelle prend place, insidieusement, le réel d’une jouissance de corps énigmatique. « L’œuvre d’art écrite […] introduit dans sa structure même l’avènement de la coupure, pour autant que s’y manifeste le réel du sujet [11] ».
[1] Thomas C., « Il y a mille manières de vivre sa liberté », Affaires culturelles, France Culture, 4 janvier 2021.
[2] Thomas C., La vie réelle des petites filles, Paris, Gallimard, 1995, p. 165.
[3] Ibid., p. 166.
[4] Ibid.
[5] Ibid., p. 166-167.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière / le Champ freudien éd., coll. Champ Freudien, 2013, p. 463.
[7] Ibid., p. 472.
[8] Thomas C., La vie réelle des petites filles, op. cit., p. 167.
[9] Lacan J., Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 472.
[10] Thomas , La vie réelle des petites filles, op. cit., p. 167.
[11] Lacan J., Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 471.