D’une langue à l’autre : écriture poétique de François Cheng
Par Isabela Otechar Barbosa
Durant le mois de confinement de mai, nous avons travaillé sur la proposition de lecture d’Isabela Otechar du chapitre 7 du Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant de Lacan, « La leçon sur Lituraterre », et de son articulation au Dialogue de François Cheng. Du Mystère du langage à l’écriture poétique, elle déplie comment la rencontre entre deux langues étrangères mobilise la motérialité sonore du signifiant dont la lettre, littoral entre le signifiant savoir et la jouissance, se fait l’instrument. « La phonie d’un mot en français a le don de déclencher en moi un souvenir charnel » : pour F. Cheng, entre le français et le chinois, il y a le pas de la Lettre qui mobilise le corps jouissant hors sens et crée une énonciation nouvelle singulièrement vivante : « le poète est persuadé que dire vraiment, c’est le commencement du pouvoir vivre ».
En ce mois de juin, notre Vecteur se réunira en visio-conférence le mercredi 10 Juin pour questionner ensemble les deux points suivant :
– Comment chacun(e) peut-il témoigner de l’effet du confinement sur son désir de savoir et son transfert de travail à Lacan, à J.-A. Miller et à l’École de la Cause freudienne ?
– Comment l’écriture littéraire fragmentaire contemporaine rejoint-elle notre XXIe siècle où les épars désassortis répondent à la globalisation ?
Notre Vecteur a pris rendez-vous en présence le mardi 23 Juin pour poursuivre notre étude de la Lettre lacanienne articulée au Dialogue de F. Cheng.
Marie-Christine Baillehache
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D’une langue à l’autre : écriture poétique de François Cheng
Isabela Otechar Barbosa
Dans son livre, Le dialogue, François Cheng s’intéresse à l’affect de la langue. Cet affect ne concerne pas une seule langue mais le rapport entre la langue maternelle et la langue étrangère ; dans le cas de F. Cheng, le chinois et le français. Le passage d’une langue à l’autre lui permet d’avoir un nouveau rapport au symbolique qui met en jeu la satisfaction énigmatique d’un affect. Depuis son exile de sa langue chinoise, il transmet au lecteur comment la langue française résonne pour son être et son corps jusqu’à produire un usage de la lettre dans une écriture poétique. Sa sensibilité à la phonétique des mots de la langue française le ramène à la redécouverte de sa langue maternelle chinoise là où elle le touche et le marque comme corps parlant. Le dialogue entre sa langue maternelle chinoise et la langue française est pour F. Cheng une « aventure linguistique »[i] où il nous montre les lignes et les entre-lignes par où il navigue.
Le mystère du langage
Son aventure linguistique commence avec sa question sur « le mystère même du langage humain »[ii]. Le langage constitue-t-il une évidence ? Si dès sa naissance le sujet baigne dans le langage, le langage est-il à ciel ouvert pour le sujet parlant ? F. Cheng souligne sa stupéfaction à la découverte de la langue française qui lui apparaît comme un « système constitué plus étanche dressant des barrières aussi sévèrement gardées, difficilement franchissables aux yeux de quelqu’un qui n’a pas la chance de naître dedans »[iii]. S’il confirme que toute entrée dans une langue se constitue comme un parcours rempli de découvertes et de malentendus, il souligne que toute entrée dans sa propre langue maternelle comporte la confrontation à un mystère qui immanquablement affecte. Au départ, toute langue comporte une étrangeté, toute langue est étrangère pour le sujet.
Pour Lacan, le sujet ne fait pas qu’entrer dans le langage, le langage fait aussi son entrée en donnant au sujet un corps. Sous l’effet du signifiant, l’organisme devient un corps affecté par les mots. Le sujet né dans le langage est « sensible et réceptif au langage, avant même d’être apte à structurer des phrases. Ceci suppose une “résonance” qui est “constitutionnelle” »[iv]. C’est-à-dire que le corps du sujet entre en résonance avec le signifiant qui appartient au champ de l’Autre. Cette rencontre entre le signifiant et le corps du sujet est contingente. Rien n’est programmé pour le sujet a priori pour prévenir les effets dans le corps du signifiant. La rencontre du corps avec le signifiant est aventureuse et renvoie au registre du réel. Elle laisse une trace d’affect réel qui n’est pas articulée par l’Autre du sens. La trace du signifiant sur le corps se situe en-dehors du sens. Elle est la frappe du signifiant hors-sens qui troue l’Autre du symbolique et affecte le sujet comme corps qui jouit. Cette trace du signifiant sur le corps du sujet crée le plus singulier du sujet, sa jouissance. Si dans son premier enseignement Lacan établit que le signifiant mortifie « le vivant du corps »[v], en 1972, dans son séminaire Encore, il donne au signifiant la fonction de « cause de la jouissance »[vi] et en 1975 dans sa « Conférence à Genève sur le symptôme », il établit que : « C’est toujours à l’aide des mots que l’homme pense. Et c’est dans la rencontre de ces mots avec son corps que quelque chose se dessine. »[vii]
Pour F. Cheng, ce trait qui se dessine avec le corps constitue le mystère même de sa propre langue chinoise idéographique et lui donne le pouvoir, au-delà du sens, d’atteindre à notre être vivant : « C’est dans le langage, toujours au sens large, que réside notre langue, à travers notre langue, que nous nous découvrons, que nous nous révélons, que nous parvenons à nous relier aux autres, à l’univers des vivant, à quelque transcendance en laquelle certains d’entre nous croient. »[viii]
La découverte d’une autre langue
Dans son expérience d’exilé de la langue, F. Cheng trouve son appui le plus sûr dans son rapport premier avec sa langue maternelle chinoise qui est la langue qui lui a conféré son être vivant : « Tout exilé connaît au début les affres de l’abandon, du dénuement et de la solitude. […] l’exilé éprouve la douleur de tous ceux qui sont privés de langage et se rend compte combien le langage confère la “légitimité de l’être” »[ix].
Dans son expérience d’exil, il rejoint Lacan pour qui « L’être que j’ai appelé humain est essentiellement un être parlant »[x], et s’assure du vivant de son être en prenant appui sur sa langue chinoise idéogrammatique qui le rend particulièrement sensible au lien entre le son et le sens. « J’ai une sensibilité particulière pour la sonorité et la plasticité des mots. J’ai tendance, tout bonnement, à vivre un grand nombre de mots français comme des idéogrammes. »[xi] Ainsi dans son apprentissage de la langue française, il est porté par ce que sa propre langue mobilise de corps : « Plus qu’une affaire de mémoire, on doit mobiliser son corps, son esprit, toute sa capacité de compréhension et d’imagination, puisqu’on apprend non un ensemble de mots et de règles, mais une manière de sentir, de percevoir, de raisonner, de déraisonner, de jurer, de prier et, finalement, d’être. »[xii]
Remobilisant son rapport de corps à sa langue maternelle, la langue française s’impose à lui de plus en plus comme « une nécessité évidente »[xiii] et, au-delà de leur sens, il entend toujours plus la matière des mots français résonner, « renvoyer les sons, retentir, faire un écho »[xiv]. Cette résonance des mots sur le corps, F. Cheng l’éprouve comme une jouissance d’ivresse et de joie : « Rétrospectivement, aujourd’hui, je puis affirmer que si abandonner sa langue d’origine est toujours un sacrifice, adopter avec passion une autre langue apporte des récompenses. Maintes fois, j’ai éprouvé cette ivresse de re-nommer les choses à neuf, comme au matin du monde. »[xv]
Si pour lui, « cette jubilation de baptiser l’univers par des noms ou des signes comme au matin du monde, chacun peut l’éprouver à sa manière »[xvi], c’est qu’il n’a pas reculé devant l’expérience de découvrir et d’attraper une langue à partir de sa jouissance, au-delà de l’effet de sa mortification par le signifiant. Choisissant de se faire sensible à la musicalité de la langue française, il se laisse affecter par elle et permet à la jouissance de se manifester comme un écho dans la langue : « On aura compris aussi qu’il s’agit d’une poésie où la pensée réflexive n’est pas absente, mais elle est charnelle, nullement cérébrale »[xvii].
L’écriture poétique : usage de la lettre
Cheng se fait attentif à la résonance du corps dans la langue jusqu’à s’engager dans ce rapport poétique à la langue qui joue de la matérialité du signifiant, la lettre. Partant de ce que lui inspire la qualité phonétique d’un mot français, il fait, comme le dit Marie-Christine Baillehache, « exister la lettre comme marque de jouissance hors-sens du signifiant » et invite son lecteur à avoir à son tour « une oreille assez fine pour saisir la musique du français »[xviii]. Dans Le dialogue, son poème Rocher et Pierre a le plus résonné pour moi :
Du pied à la pierre
il n’y a qu’un pas
Mais que d’abîmes à franchir
Nous sommes soumis au temps
Elle, immobile
au cœur du temps
Nous sommes astreints aux dits
Elle, immuable
au cœur du dire
Elle, informe
capable de toutes les formes
Piétinée
porteuse des peines du monde
Bruissante de mousses, de grillons
de brumes transmuées en nuages
Elle est voie de transfiguration
Du pied à la pierre
il n’y a qu’un pas
Vers la promesse
Vers la présence[xix]
Il suffit d’une lettre, d’un pas-de-sens qui troue l’Autre du langage, pour rencontrer l’énigme du réel. Entre le pied et la pierre, il y a l’espace d’une lettre qui abîme le sens. Du pied à la pierre, le poète ose franchir le pas qui le mène au réel immuable qui se tient au cœur du dire. Dans le dit bruisse le réel du dire. Dans la langue se fait entendre une présence d’autre chose.
[i]. Cheng F., Le dialogue – Une passion pour la langue française, Paris, Presses artistiques et littéraires de Shanghai, Desclée de Brouwer, 2002, p. 9.
[ii]. Ibid.
[iii]. Ibid.
[iv]. De Georges P., Par-delà le vrai et le faux – Vérité, réalité et réel en psychanalyse, Paris, Éditions Michèle, 2013, p. 178.
[v]. Castanet H., « Ça parle du corps avec… », « Ça parle du corps » au CPCT, Conversation du CPCT-Paris avec le CPCT-Marseille, Collection Rue Huysmans, 2018, p. 31.
[vi]. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore (1972-1973), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 27
[vii]. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme » (1975), La Cause Du désir, no 95, 2017, p. 12.
[viii]. Cheng F., Le dialogue…, op. cit., p. 10.
[ix]. Ibid.
[x]. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », op. cit., p. 16.
[xi]. Cheng F., Le dialogue…, op. cit., p. 40.
[xii]. Ibid., p. 11.
[xiii]. Ibid., p. 34.
[xiv]. Rey A., Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires LE ROBERT, 2010, p. 1924.
[xv]. Cheng F., Le dialogue…, op. cit., p. 38-39
[xvi]. Ibid.
[xvii]. Ibid., p. 72
[xviii]. Ibid., p. 73
[xix]. Ibid., p. 45