Infidèles au théâtre de la Bastille !
Le collectif Théâtre et psychanalyse de l’Envers de Paris a organisé sa seconde soirée préparatoire aux 48èmes Journées de l’ECF : “gai, gai, marions-nous ! La sexualité et le mariage dans l’expérience analytique” le 21 septembre 2018, un débat animé par Philippe Benichou a suivi la représentation avec Esthela Solano-Suarez, psychanalyste, membre de l’ECF qui nous a fait l’honneur d’accepter notre invitation, et Frank Vercruyssen de la compagnie TG Stan de Roovers.
Voici l’enregistrement …
Une jouissance qui ne peut se dire ...
« Infidèles » ou la fidélité du désir
Par Marie-Christine Baillehache
Au cours de la soirée-débat organisée le 21 Septembre par le « Collectif Théâtre et psychanalyse » de l’Envers de Paris pour la pièce Infidèles crée par la compagnie flamande « tg STAN » à partir du scénario d’Ingmar Bergman et du film de Liv Ulluman, Esthela Solano a mis tout particulièrement l’accent sur le choix que Marianne, femme infidèle, fait d’un « homme manquant ». Mariée à Markus, homme brillant et chef d’orchestre célèbre, Marianne a une liaison avec le meilleur ami de celui-ci, David, qui est, lui, un homme souffrant, indécis, en échec. Ce choix paradoxal reste pour tous et pour Marianne elle-même, une énigme. L’acteur Frank Vercruyssen, présent au débat, s’en étonne lui-même : « C’est mystérieux qu’une femme tombe amoureuse d’un con. […] C’est pas compréhensible comme ce que fait Antigone ». Cette référence de cet homme de théâtre à la tragédie de Sophocle rattache le scénario Infidèles d’Ingmar Bergman à la tragédie dont Lacan nous rappelle que la fonction essentielle est de mettre en scène une crise du désir basculant dans la passion et d’y apporter un apaisement. « Antigone nous fait voir en effet le point de visée qui définit le désir. […] C’est [Antigone elle-même] qui nous fascine, dans son éclat insupportable, dans ce qu’elle a qui nous retient et à la fois nous interdit, au sens où cela nous intimide, dans ce qu’elle a de déroutant – cette victime si terriblement volontaire ». (1)
Cette énigme féminine pourvue d’une volonté qui fait franchir à celui qu’elle affecte les limites du discours commun, Bergman la reconnait comme étant sa propre énigme et il la nomme « une impitoyable réalité ». Dans Infidèles, il l’incarne par son personnage féminin, Marianne, qui comme lui consent à tout perdre pour céder à ce à quoi son infidélité le fait le plus fidèle. Comme Marianne, Bergman, au cours de sa vie, a fait le choix de rompre son mariage pour partir avec sa maitresse. Frank Vercruyssen souligne combien la question de l’infidélité est un thème bergmanien récurrent. Esthela Solano relie cette insistance bergmanienne à ce qui a fait trauma dans son enfance : l’infidélité de sa mère a rompu, a « dit que Non », à l’austérité luthérienne du mariage et de la famille que son père rigoriste voulait maintenir coûte que coûte, mais qui, sous la double menace du suicide du père et du retrait de la garde de ses enfants, s’est arrêtée au seuil de son départ. Si dans son œuvre de cinéaste et d’écrivain, Bergman entrecroise ses fictions et sa vie propre, il fait le choix dans « Infidèles » de donner une solution différente à l’impasse du mariage de ses parents. Dans son scénario, son personnage féminin Marianne part avec David, bravant le risque de perdre son enfant. Pour la première fois, il met en scène dans sa fiction son propre choix de vie où lui-même a quitté épouse et enfant pour partir avec sa maitresse.
Infidèles, cette tragédie de l’infidélité d’une femme entrainant la chute du père, est la tragédie de la vie de Bergman. Et c’est à 78 ans qu’il choisit de traiter avec beaucoup de finesse au plus près de sa vérité. Il y transmet « ce que peut éprouver une femme qui a été raptée de sa place de mère et d’épouse et qui, quand elle se retrouve maitresse, femme dans les bras d’un autre homme, est alors bouleversée. Il n’y a pas de mot pour le dire » ponctue Esthela Solano. C’est de cet indicible de la féminité dont « Infidèles » rend compte avec justesse. Comme le souligne Philippe Benichou ce scénario de Bergman où une femme n’hésite pas à bouleverser radicalement le mariage et la maternité quand elle éprouve quelque chose de son désir, est « l’épure d’une question ». Au-delà de sa vie propre et à l’âge de sa vie finissante, Bergman interroge son propre rapport à son désir en tant que l’expérience de son propre désir est toujours fondamentalement lié à « quelque franchissement de la limite, bénéfique »(2). Attentif à la féminité, il reconnait en elle ce courage et cette force d’être fidèle à son être et d’agir conformément à la « mesure incommensurable »(3) du désir qui l’habite. Au regard de cette vérité du désir, le mariage est un arrangement qui peut être de peu de poids.
(1) Lacan J., Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986, p. 290.
(2) Ibid., p. 357.
(3) Ibid, p. 364.