Introduction au trait unaire de Lacan

Introduction au trait unaire de Lacan

Par Marie-Christine Baillehache

Dès les années soixante, la question essentielle qui parcourt l’enseignement de Lacan concerne le rapport entre le sujet du symbolique et le réel de la jouissance. La réponse qu’il apporte en 1959 dans Le désir et son interprétation repose sur la fonction métaphorique du Nom-du-Père permettant au sujet du symbolique de consentir à nouer sa pulsion à un signifiant particulier prélevé dans l’Autre. Condition du refoulement et de l’enchaînement signifiant, ce signifiant est la première agrafe signifiante de la pulsion conservant au symbolique son pouvoir d’interdire la jouissance. 

En 1968 dans D’un Autre à l’autre, Lacan revient sur la pulsion pour en faire un non-savoir, un vouloir pulsionnel sans réponse dans l’Autre et il le localise dans un objet de corps extérieur au langage mais lié à l’articulation signifiante qu’il actionne. Cet objet a est un « vouloir dire »[1] produisant à la fois le sujet de l’énonciation et un reste de satisfaction sans signification. Logé dans l’intervalle entre deux signifiants, il désigne non seulement un trou radicalement hors-sens dans l’Autre mais aussi la part de jouissance que le sujet vise avec le signifiant « dans un effort de retrouvaille »[2] et qu’il ne récupère que comme marque signifiante d’une jouissance absolue perdue.

C’est en 1969 que Lacan nomme trait unaire cette marque signifiante et qu’il lui donne la fonction de séparer le corps du sujet de la jouissance illimitée, la sienne et celle de l’Autre, et de produire une part de jouissance de corps limitée à l’objet a. Ce trait unaire, il l’écrit : « 1 / a »[3]. C’est à partir de ce 1 / a que le sujet divisé par une jouissance limitée qui l’affecte n’a plus qu’à jouer sa partie avec l’Autre en y désubstancialisant son objet a dans la parole « du fait d’un un singulier, de ce qui porte la marque, dés ce moment, l’effet de langage se pose, et le premier affect »[4].

Avec son trait unaire, 1 / a, le sujet met en jeu son objet a dans la structure de renvoie du signifiant, fait apparaître le manque foncier de l’Autre et assume son désir de savoir. Insaisissable par l’Autre, la jouissance de a est ce qui vient comme supplément de jouissance apportée à l’Autre troué comme tel.

Cet objet a qui se dérobe sans cesse à l’Autre et qui se présente comme une jouissance supplémentaire apportée à l’Autre manquant, Lacan le met au cœur de la sublimation. Il la fait correspondre à un traitement défensif contre la pulsion illimitée avec l’objet a qui lui fait bord. Effort du sujet pour faire avec la jouissance qui l’agite fortement en silence dans son corps, la sublimation se situe au point le plus radicale du manque de l’Autre et introduit dans ce manque le supplément de jouissance le plus irréductible à l’Autre du savoir. Elle libère la jouissance de l’objet a orale, anale, scopique, vocale sans jamais réaliser pleinement sa satisfaction et elle le laisse produire un savoir nouveau et singularisé car marqué de cette jouissance de l’objet a. Et si la sublimation fait reconnaitre l’objet a par l’Autre en lui donnant une forme symbolique et imaginaire, elle ne le fige pas dans un scénario comme le fait le fantasme, mais émeut sans cesse cette forme, lui « conteste tout apaisement »[5].

Avec le trait unaire, Lacan ne sépare plus le symbolique du réel et lie le savoir et la jouissance : le 1 / a joint un signifiant à la jouissance de l’objet a localisé à un bord de corps et limite la jouissance illimitée. Le trait unaire « commémore une irruption de jouissance »[6] dont la dynamique vivante mise au compte de l’articulation signifiante, l’active sans cesse, mettant ainsi le savoir au travail. Contredisant sa propre conception structuraliste de l’autonomie du symbolique, il affirme que le signifiant tout à la fois annule le réel et produit un reste de jouissance non négativable, singulier et dynamique. Dans cette année soixante-dix de son enseignement, il promeut le trait unaire comme étant « la cause pensée »[7] qui est à l’origine du désir de savoir toujours recommencé car ne produisant qu’un bout de savoir.

En 1971-1972 dans Encore, Lacan revient sur ce reste de jouissance que le trait unaire commémore, qui ne demande rien à la structure et demeure une énigme irréductible et insistante. Il en fait alors ce noyau de jouissance du symptôme qui ne cesse de tourmenter le sujet et d’alimenter sa plainte. Le symptôme n’est plus seulement le lien entre le langage et la pulsion, il est aussi constitué d’une pure jouissance coupée de l’Autre. Se référant aux travaux de Chomsky faisant valoir que chaque locuteur a la capacité d’inventer sa langue propre, il reconsidère le langage dans son lien au vouloir dire du sujet de l’énonciation. Reprenant l’élément S1 isolé de son articulation à S2, il en précise la nature et la fonction et établit qu’il est ce signifiant maitre tout seul que le sujet choisit dans l’Autre pour fixer sa jouissance réelle en lui donnant un sens réduit à ce seul signifiant. En établissant que le sujet choisit un signifiant électif, S1, pour agrafer une part de jouissance dont il ne peut radicalement pas produire le nom, Lacan ne fait définitivement plus du langage ce qui réfrène la jouissance mais ce qui la conditionne. Si le signifiant répond aux lois structurales du langage, il est aussi ce signifiant UN que le sujet choisi dans l’Autre et dont le sens opaque est animé d’une palpitation de vie. Ce trait unaire est la première forme signifiante que le sujet parlant donne « à son existence, bruit où l’on peut entendre, et prêt à submerger de ses éclats ce que le principe de réalité y construit sous le monde extérieur. »[8] Ce bruit de l’existence pulsionnelle à quoi le S1 donne sa première forme signifiante limitée, Lacan, dans L’éthique de la psychanalyse, la fait équivaloir au « réel dans sa totalité, aussi bien le réel qui est celui du sujet que le réel auquel a affaire comme lui étant extérieur – ce qui, du réel primordial, dirons-nous, pâtit du signifiant »[9] et il fonde la création artistique sur cet effort du sujet pour façonner ce réel primordial avec le signifiant. L’artiste est ce sujet qui fait l’effort de produire un 1 / a pour voiler et représenter au plus prés le réel.

[1]. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 51.

[2]. Ibid., p. 121.

[3]. Ibid., p. 154, « 1 » que nous proposons de lire comme le « S1 ».

[4]. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 180.

[5]. Ibid., p. 80.

[6]. Ibid., p. 89.

[7]. Ibid., p. 183.

[8]. Lacan J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la “Verneinung” de Freud », Écrits, Seuil, 1966, p. 388.

[9]. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 142.