La « fiction Preciado », mise en acte d’une politique ?
La « fiction Preciado », mise en acte d’une politique ?
Par Geneviève MORDANT et Pierre-Yves TURPIN
Preciado s’est appelé Beatriz jusqu’en 2014, ce n’est qu’à partir de Janvier 2015 qu’il a signé ses chroniques sous le nom de Paul B. Preciado (le B. sauvegarde son passé féminin), après qu’il ait réussi à ébranler une montagne de démarches administratives, racontées avec humour dans son livre Un appartement sur Uranus et dans plusieurs interviews et chroniques qu’il publie régulièrement dans Libération.
Il a engagé cette transformation F →> H dès 2004 par la prise régulière de testostérone, en auto-administration puis sous contrôle médical à partir de 2014 pour, dit-il, en faire dans et par son corps vivant un acte politique résolument anticapitaliste(1). Pour lui, c’est à partir de la binarité sexuelle homme-femme (avoir un pénis à la naissance ou ne pas l’avoir) que s’est construite tout une fiction politique à domination masculine (un « colonialisme patriarcal ») qui a secrété des normes, sexuelles, de genre, raciales, patriotiques. À partir de là, ce sont « des rapports de pouvoir qui construisent le sexe, la sexualité, la race, la classe, le corps valide ». Le dessein de sa transformation est bien résumé dans le titre d’une interview publiée dans Libération le 19 Mars 2019 : « Nos corps trans sont un acte de dissidence du système sexe-genre »(2). Quant à sa « méthode », il écrit dans une chronique de novembre 2016 : « Je m’assieds au centre de la baroque machine administrative qui produit la vérité du sexe et j’appuie sur toutes ses touches à la fois, jusqu’à ce que le système entre en black-out ».
Rejetant la binarité, Preciado se définit comme un « homme trans » ni homme ni femme. Il tient absolument à rester sur cette ligne de crête : « Tu écris dans Libé que tu n’as aucune intention d’adopter la masculinité comme nouveau genre – tu veux un genre utopique », écrit Virginie Despentes – qui partagea sa vie pendant dix ans quand il s’appelait encore Beatriz – dans sa préface d’Un appartement sur Uranus. Ainsi, comme un passeur, il veut promouvoir un autre avenir pour l’humanité. Par ce corps en transition il montre dans sa chair une nouvelle conception non normative du corps vivant qu’il souhaite partager avec tous, à l’heure actuelle de l’ultra-connexion, dans une utopie commune : « établir une alliance transversale et universelle des corps vivants qui veulent s’extraire de ces normes, […] qui ne veulent plus que leur puissance de vie soit exploitée par le dispositif nécropolitique capitalisto-patriarcal ».
Pour Preciado, l’hétérosexualité est non seulement un régime et une pratique de gouvernement, c’est aussi une politique du désir. Dans ce domaine intime, il remet en cause le désir hétérosexuel masculin, car ce dernier est « construit historiquement sur la possession et la violence, […] sur l’asymétrie du pouvoir entre les hommes et les femmes […] Qui a le droit de désirer ? Les hommes oui, les femmes non : une femme qui désire est une salope. La séduction repose encore aujourd’hui sur l’asymétrie du pouvoir »(3). Et de poser la question : « Peut-on apprendre à désirer en dehors des normes de genre et des asymétries politiques ? ». Une transformation du désir implique une transformation des identités, des hommes et des femmes « qui sont autant de fictions politiques ». À quoi pourrait ressembler ce nouveau désir sexuel ? Il répond de manière évasive : « Il faut créer une nouvelle grammaire, entrer dans une politique de l’expérimentation […] il faut imaginer une sexualité sans hétéros et homos, sans hommes et sans femmes ». Pour Preciado, #MeToo marque le début d’un changement de paradigme dans l’organisation du genre et de la sexualité par « un processus long qui implique une transformation des institutions, des langages, des représentations, des lois, une révolution totale ». Ce sont peut-être les prémisses de ce changement que l’on voit poindre actuellement chez les ados (4).
La réponse subjective de Preciado au problème de la castration est de se situer délibérément hors sexe : « je suis un fugitif de la sexualité ». Par la prise de testostérone, il fait sur lui-même une expérience pour réaliser son fantasme, il vit réellement la fiction qu’il a créée : c’est là sa jouissance qu’il veut engager sans limite. Il souhaite partager, universaliser la mise en acte de sa théorie, voire l’imposer par un discours politique qu’on pourrait même voir s’étendre jusqu’aux limites d’un nouveau totalitarisme.
La psychanalyse peut-elle reprendre d’un peu de biais le discours de Preciado, pour l’ouvrir vers le vivant du sujet confronté à la castration dans notre civilisation telle qu’elle est, voire pour apporter une contribution à sa « nouvelle grammaire » ? Pour Lacan le sexe est l’effet d’un dire : « L’homme, le mâle, le viril […] est une création de discours »(5). Marie-Hélène Brousse ajoute : « La femme en est une aussi, en fonction de Phi, entendu comme mesure de la valeur. Au passage on peut donc généraliser la formule La femme n’existe pas à l’homme »(6).
Dans son tout dernier Séminaire La topologie et le temps, Lacan introduit, à sa manière, la notion de troisième sexe : « Il n’y a pas de rapport sexuel, c’est ce que j’ai énoncé. Qu’est-ce qui y supplée, parce qu’il est clair que les gens […], soit les êtres humains, les gens font l’amour. Il y a à ça une explication […] : la possibilité d’un troisième sexe »(7). Cela reste énigmatique, mais il ajoute : « le troisième sexe ne peut pas subsister en présence des deux autres. Il y a un forçage qui s’appelle l’initiation, ce par quoi on s’élève, si je puis dire, au Phallus. La psychanalyse est une anti-initiation ».
En conclusion, l’amour se moquerait-il de la différence sexuelle ? La différence sexuelle « cesse-t-elle dans le champ de l’amour, d’être, et duelle, et classificatoire, donc ségrégative ? »(8). Dit autrement, si la différence sexuelle n’est qu’une pure fiction construite pour établir ou étayer dans tous les domaines un pouvoir politique de domination masculine, cette fiction deviendrait-elle caduque dans le champ de l’amour, et la psychanalyse en tant qu’« anti-initiation » au Phallus serait-elle une boussole qui oriente vers l’amour ?
(1) Preciado P. B. , Un appartement sur Uranus, Paris, Grasset, 2019, p. 27. « L’homosexualité, l’hétérosexualité, l’intersexualité et la transsexualité n’existent pas en dehors d’une épistémologie coloniale et capitaliste, qui privilégie les pratiques sexuelles de reproduction comme stratégies de gestion de la population, de reproduction de la main-d’œuvre, mais aussi de reproduction de la population qui consomme. C’est le capital et non la vie qui se reproduit ».
(2) Preciado P. B., Libération, 19 mars 2019.
(3) Preciado P. B., « Hier le lieu de la lutte était l’usine, aujourd’hui c’est le corps », Libération, 20 juillet 2018.
(4) Voir par exemple « Fragments du nouveau discours amoureux », Le Monde magazine, 15 juin 2019.
(5) Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 62.
(6) Brousse M.-H., « Le trou noir de la différence sexuelle », texte préparatoire à la 6e journée d’études de l’Institut Psychanalytique de l’Enfant La différence sexuelle , mars 2021, dans ZAPPEUR n°1 (en ligne), mai 2019.
(7) Lacan J., Le Séminaire, livre XXVI, « La topologie et le temps », leçons des 9 et 16 janvier 1979, inédit. Cité par Marie-Hélène Brousse.
(8) Ibid.